Décontextualisé (l’œuvre affiche quand même près de trois siècles au compteur !), The Beggar’s Opera se vide de nos jours de sa virulence à l’endroit du grand opéra seria italien régnant à l’époque sans partage sur la scène britannique. Ne demeure que la violence sans concession contre les pouvoirs, politiques, judiciaires et policiers. De ce côté, la version de Ian Burton et Robert Carsen fait mouche et enfonce le clou, en ouverture de la saison lyrique clermontoise, et rencontre le même succès qu’aux Bouffes du Nord, à Thiré ou encore à Genève. Quitte parfois à épaissir le trait et charger la « ligne » de coke. Mais l’accent mis sur le grand guignol a aussi ses charmes. Après tout, le cynisme, la faconde et les turpitudes sans retenue des princes qui nous gouvernent, sont au diapason de leurs caricatures incarnées par Lockit et Peachum. Leur propension aux « inhalations » réitérées à la « Scarface » finit par s’imposer en comique de répétition. La métaphore de la décomposition et des dérèglements d’une société n’est jamais trop outrancière.
Le premier nommé de l’infernale doublette, Kraig Thornber, campe un premier flic du royaume, glaçant de cynisme et corrompu jusqu’aux galons dorés de sa vareuse. Il a la gueule de l’emploi, la crapulerie sans scrupule du fourbe de service et le timbre du ténor fielleux qui ne saurait tromper. Le second ne dépareille pas : Robert Burt affiche l’embonpoint du parrain omnipotent et l’arrogance du parvenu. Seul à être issu du sérail lyrique, il légitime ses tonitruantes rodomontades d’une basse bien assumée et décomplexée dans ce répertoire. Il fait la paire avec sa moitié : une Mrs Peachum à l’obscène vulgarité que Beverley Klein colore d’un plaisir vénéneux. Et dès qu’elle coiffe une perruque feu, elle se métamorphose à ravir en immonde mère maquerelle au mezzo de rogomme rongé par les abus et aux graves menaçants. Pour tenir la dragée haute à ce couple infernal de Thénardier, élargi sans scrupule au trio grâce aux pressantes sollicitations du sournois Lockit, deux « Cosette » ne sont pas de trop.
© Patrick Berger
Par ordre d’entrée en scène, la Polly de Kate Batter aussi brillante comédienne que lumineuse soprano aux accents ravissants. Par ses touchantes minauderies, elle parvient à semer le doute sur sa véritable personnalité : reine de la duplicité ou oie blanche plus vraie que nature ? Et ce n’est pas là l’un des moindres charmes de son personnage ambigu. A contrario, Olivia Brereton, sa consœur en turpitudes, assume ses ambitions amoureuses avec la férocité carnassière d’un soprano bien sonnant et parfaitement tenu. Les deux donzelles ne sont pas de trop pour satisfaire les appétits d’un Benjamin Purkiss, séduisant Macheath, qui tout compte fait, et à défaut de prétendre à une honnêteté irréprochable, pourrait bien être le seul personnage sincère de la bande. L’élégance de son ténor qui n’outrepasse jamais ses possibilités techniques et le charme de sa présence scénique nous inclinent à bien des indulgences. En bref une troupe virtuose et merveilleusement homogène dans laquelle le Filch du très jeune Sean Lopeman tire son épingle du jeu avec une virtuosité acrobatique époustouflante.
Tout ce petit et grand monde interlope évolue dans le décor d’une frugalité exemplaire d’un mur de cartons, fruit des prébendes de la joyeuse bande. Il en va de tous les accessoires faits du même matériau : chaises et pupitres des musiciens et mobilier de scène. Autant dire qu’aucun élément parasite ne vient polluer le rythme endiablé de l’ouvrage entre l’alternance des parties musicales et des dialogues, hurlements de sirènes et chorégraphies hip hop mâtinées de danse krump en ouverture. A jardin, les Arts Florissants sous la conduite savamment exubérante de Florian Carré au clavecin (couleur carton of course !) se fondent dans le décor avec délectation et participent à l’action. Les airs populaires de John Gay revisités par des baroqueux grand cru, costumés en loubards ? Plus que compatible : jouissif !