Connaissez-vous beaucoup d’opéras dont le librettiste soit plus connu que le compositeur ? The Beggar’s opera de John Gay est à notre connaissance un cas unique en la matière, car le compositeur n’est en fait qu’un arrangeur. Johan Christoph Pepusch n’a en effet composé que l’ouverture puis arrangé plusieurs dizaines d’airs célèbres, déjà sélectionnés par John Gay qui avait puisé dans l’opéra seria italien alors en vogue à Londres, mais aussi dans le répertoire religieux ou dans les ballades populaires. Ce qui donnera d’ailleurs son nom au genre ainsi inventé, le ballad opera. Certains veulent y voir l’acte de naissance de la comédie musicale. On y verra plutôt l’écho anglais des XVIIe siècles français avec ses opéras de foire, et italien avec ses intermezzi et opera buffa. De nos jours évidemment, les emprunts à Handel ou Purcell, les parodies d’aria di paragone, d’air de prison, la rivalité entre les prima donna (Cuzzoni-Bordoni sous les traits de Polly-Lucy), même l’ironie du titre (qui s’oppose à la célèbre salle Opera of the Nobility où brillaient les œuvres de Porpora) passent presque toujours inaperçus, et seuls les baroqueux fervents et les musicologues y seront sensibles. Le spectateur contemporain percevra la plupart du temps un spectacle basé sur des ballades irlandaises. L’aspect provocant de l’œuvre s’est bien éventé avec les siècles et il n’est pas fortuit que Brecht et Weill l’aient ainsi entièrement recomposé pour leur Opéra de quat’ sous. Lorsque l’idée de donner cet opéra, toujours cité dans les histoires de la musique mais rarement monté, est venue à William Christie et Robert Carsen, une adaptation s’imposait donc pour lui redonner ses atours tapageurs.
Comme pour presque tous les musiciens qui l’ont repris, il fallut d’abord se faire arrangeur. Avec ses 9 musiciens issus des Arts Florissants, William Christie au clavecin joue une musique chambriste mais contrastée avec un raffinement et une précision rythmiques exemplaires. D’ailleurs, n’était le train effréné du spectacle, il tiendrait du parcours de santé pour ces musiciens. C’est un vrai luxe de disposer de tels artistes pour une partition si peu exigeante. On notera également que tous ou presque disposent d’un matériel d’orchestre sur tablette, et utilisent une pédale pour en tourner les pages numériques.
Quant aux dialogues, ils ont été réécrits avec des références contemporaines. Le hiatus parodique et bouffon de la création devient donc ici hiatus historique : après chaque passage joué, on s’attendrait à du Beyoncé, on entend du Purcell. On apprécie leur vivacité, leur férocité comique et vulgaire, les jeux d’accents populaires. Ils sont si riches et fusent à telle allure que seuls les anglophones natifs en auront pleinement profité, le surtitrage permettant tout juste de suivre les péripéties. On regrettera l’habitude un peu facile de Robert Carsen de moquer les politiques sans grande finesse, ici Theresa May et les partis politiques anglais (il y a quelques années pour son Candide au Châtelet, c’était Berlusconi, Poutine et Sarkozy). Nonobstant cette réserve, il faut saluer son formidable travail de mise en scène. Devant un mur de cartons, allusion aux marchandises tombées du camion que les escrocs volent durant l’ouverture, direction d’acteur et chorégraphie se déploient avec une verve et un entrain survitaminés. De quoi pallier un livret très noir et accusateur, dont le principal défaut est de ne susciter aucune empathie pour ses personnages et donc d’intérêt pour leur destin. Les costumes contemporains ont contaminé jusqu’à l’orchestre où chacun est paré de survêtement streetwear, même son chef, le vénérable William Christie, arbore queue de cheval et grosses bagouzes bling-bling. On regrettera simplement des bruits de scène (les sirènes d’alarmes) très bruyants et qui contrastent trop avec le volume sonore de l’orchestre. Clin d’œil intéressant, plusieurs airs sont interprétés a cappella, comme l’aurait voulu John Gay, car ce n’est qu’une semaine avant la première que le directeur du théâtre a demandé qu’on adjoigne un orchestre pour accompagner les chanteurs.
Sur scène enfin, que du britannique. On n’a pas fait appel à des chanteurs lyriques (sauf pour Mr Peachum) mais bien à des acteurs chanteurs formés à l’école de la comédie musicale et qui s’en sortent fort bien sans micro, malgré un vibrato très présent chez certains. C’est peu gênant car on leur demande surtout de bien jouer, le chant est finalement très secondaire par rapport à un véritable opéra, tant leurs partitions sentent la chanson de taverne. Si l’on n’est pas agacé par le jeu outré voire hystérique propre à la farce satirique, on trouvera ici son bonheur. Mention spéciales pour la Mrs Peachum (puis tenancière de bar) hommasse et gouleyante de Berverly Klein, le duo beuglard Peachum-Lockit (Robert Burt et Kraig Thornber) ainsi que la Lucy banlieusarde d’Oliva Brereton. Kate Batter est une Polly très bien chantante mais presque trop propre dans cet aréopage de vilains, et Benjamin Purkiss un Macheath qui dégage un charme physqiue (tant par sa carrure que sa façon d’occuper l’espace) avant d’être vocal (quelques problèmes de justesse dans l’aigu notamment, qui disparaitront sans doute au fil des représentations). D’une façon générale, personne ne dépare, et surtout pas les exceptionnels artistes du chœur d’escrocs et de prostituées qui se font régulièrement solistes et danseurs, voire même acrobates et sont pour beaucoup dans l’énergie débordante de ce spectacle. Son succès tient également à cette salle idéale, permettant une grande proximité avec son public puisque la scène des Bouffes du nord s’est déportée de sa cage pour venir recouvrir le parterre de ce théâtre à l’italienne laissé volontairement en ruine, écrin particulièrement idoine pour cet opéra du gueux. Il n’est pas certains que l’effet soit le même dans toutes les salles de la tournée internationale qui s’étendra jusqu’en février 2019.