Fritz de La Ville morte en novembre dernier à Toulouse, Huascar dans une version récemment parue des Indes galantes, le baryton Thomas Dolié publie son premier disque en solo : un Schwanengesang de Schubert, chez Klarthe.
Pour un chanteur français, n’est-il pas un peu audacieux de choisir un programme Schubert pour son premier disque ?
Je dois avouer que ce n’est pas le résultat d’un calcul. Il se trouve que le pianiste Olivier Godin m’a proposé en 2016 de donner un récit à la Salle Bourgie, la salle de concert du Musée des beaux-arts de Montréal, dont la programmation est liée aux expositions présentées par cette institution. Le thème de la saison était Schubert, donc je n’avais pas vraiment le choix. Nous avons fait ensemble le Chant du cygne, parce que c’est un cycle que j’aime beaucoup et que je porte en moi depuis très longtemps. Ce récital, donné sur le piano historique appartenant à la salle (un Erard 1859) a été très apprécié par le public ; la programmatrice et mon agent, qui était venu ont dit : « Il faut l’enregistrer ». Et voilà comment nous en sommes arrivés à ce disque qui vient de sortir. Les occasions de se produire en récital sont hélas assez rares, donc quand elles se présentent, on choisit en général d’y interpréter les œuvres que l’on désire avoir chantées au moins une fois dans sa vie !
Vous avez toujours eu des affinités avec ce répertoire, et avec la musique allemande en général ?
J’ai toujours beaucoup chanté de lieder. C’est la coach d’allemand du CNIPAL, Dorothée Bernard, une femme formidable, qui m’a appris à aimer ce répertoire, à aimer cette langue, que je trouve en fin de compte assez facile à chanter, plus structurante que le français, par exemple. Pour la petite histoire, je suis entré au CNIPAL à 21 ans, ce qui était beaucoup trop jeune, dans la mesure où il s’agit d’une école censée assurer la transition entre les études de chant et le démarrage professionnel. Je n’avais que deux ans de chant derrière moi mais j’ai été pris au CNIPAL parce que j’avais chanté « Der Doppelgänger » à la finale. Henri Maier m’avait dit : « Comment avez-vous appris à chanter Schubert comme ça ? »
Le public a découvert votre nom quand vous avez remporté les Victoires de la musique en 2008. Quelle avait été votre trajectoire jusque-là ?
Je pense avoir eu un parcours assez atypique. J’ai commencé mes études au Conservatoire de Bordeaux, où nous avions seulement une heure de chant par semaine, et une heure de formation musicale. Comme notre professeur était motivée, elle dispensait en plus deux ou trois heures d’atelier lyrique. Elle m’a très vite poussé à auditionner pour des écoles plus professionnalisantes. A l’été 2000, j’ai été pris au CNIPAL, où j’ai passé deux saisons, et j’ai commencé à travailler tout de suite après. Mon premier engagement a été Papageno en juin 2002, pour une Flûte enchantée dirigée en concert par Marc Minkowski en juin 2002. Et pour mon premier rôle sur scène, j’ai chanté Guglielmo à Bordeaux, donc je me suis tout de suite retrouvé au feu. J’ai appris à la dure, et on ne m’a pas fait de cadeaux. Dans une école, quand vous interprétez un rôle dans un opéra, les gens sont plus indulgents, mais là, j’étais engagé dans un vrai théâtre, et il fallait que je sois tout de suite au niveau. Quand on apprend sur le tas, on apprend aussi grâce à ses erreurs.
Les Victoires de la musique ont-elles changé quelque chose pour vous ?
Cette année-là, il y avait en compétition avec moi Cyril Auvity et Karine Durand, soprano lyrique léger. En fait, ce qui a eu un impact immédiat sur ma carrière, c’est le fait d’être nommé, bien plus que celui d’être lauréat. A l’époque, pour faire connaître les artistes sélectionnés, on ne diffusait pas d’extraits sur Internet, mais des CD distribués dans les magazines. Au moment où le CD des Victoires 2008 a été distribué, j’ai reçu trois ou quatre engagements dans la semaine, venant de gens qui me connaissaient mais qui ne m’avaient plus fait travailler depuis un certain temps. Tout à coup j’étais réapparu dans leur radar. En revanche, le fait de gagner et de passer à la télévision n’a absolument rien changé, pour une raison indépendante des Victoires elles-mêmes. Sur le CD je chantais « Ständchen » du Chant du cygne – déjà ! –, l’air de Papageno parce que c’était mon rôle à l’époque et qu’il fallait quelque chose de grand public, et « L’Ile inconnue », la dernière mélodie des Nuits d’été. C’est le Berlioz que j’aurais voulu absolument chanter, en plus avec l’orchestre du Capitole, mais il n’y a pas eu moyen de convaincre la production : on m’a imposé Papageno, or tout le monde savait que je chantais déjà ce rôle, je n’ai rien montré de nouveau, et ça n’a pas eu d’impact en termes de développement de carrière. Je pense que les Victoires de la musique peuvent aider les chanteurs si on s’en sert pour montrer quelque chose que les gens ne vous croyaient pas capable de faire.
Et puis il n’y a pas la même mythologie autour des barytons que des sopranos…
C’est vrai que pour les voix aiguës, l’attente est plus grande, on attend la nouvelle Natalie Dessay, le nouveau Roberto Alagna. Est-ce qu’on attend vraiment le nouveau Ludovic Tézier ? On devrait, pourtant, et ce ne sont pas les candidats qui manquent…
Après vos débuts mozartiens, comment avez-vous fait évoluer votre parcours ?
J’aimerais pouvoir répondre qu’absolument tout a résulté de mes choix propres choix, mais en réalité, je n’ai fait que quelques choix, et pas forcément les bons ! La principale réalité de ce métier, c’est que nous chantons ce que l’on nous demande, à condition que ce soit faisable. Quand j’ai démarré, j’avais un agent formidable, Jean-Marie Poilvé, qui ouvrait toutes les portes : à partir du moment où j’étais chez lui, on me proposait tout et n’importe quoi. J’avais 23 ou 24 ans et on me proposait de chanter Valentin, Orfeo, des rôles énormes pour lesquels je n’avais pas la moitié de la voix nécessaire, donc je refusais parce que c’était impossible pour moi. Il y a eu d’autres choix plus difficiles, mais finalement mon parcours est d’un une éclectisme qui me ravit. J’ai fait du baroque, de la musique parfois très ancienne, mais aussi du contemporain, j’ai chanté les compositeurs romantiques, le grand répertoire d’opéra, l’oratorio, la mélodie. Je pense avoir touché à tout au moins une fois, et je prends un vrai plaisir à toujours rechercher le style adéquat. De ce fait, je suis un chanteur « sans étiquette », que l’on n’identifie pas à tel ou tel genre. J’ai toujours veillé à ne pas être catalogué. Par exemple, j’ai eu des « phases » baroques : j’adore ça, et je trouve que les rôles de baryton-basse dans les opéras français sont très exigeants vocalement, très larges, très dramatiques, pas du tout comme les rôles de ténor ou soprano, où l’écriture a tendance à rétrécir un peu la voix. Huascar des Indes galantes, par exemple, que j’ai interprété plusieurs fois en concert, est d’une écriture redoutable. Mais j’ai toujours fait en sorte d’avoir d’autres projets en même temps, car les gens ont tendance à vous réengager pour ce qu’ils vous ont entendu chanter.
Quel est le domaine où vous vous épanouissez le plus ?
Pour moi, il existe deux catégories de chanteurs : ceux qui ont d’abord une vocation théatrale et qui se mettent à faire de la musique, et ceux qui ont d’abord une vocation musicale et qui se mettent à faire du théâtre. J’appartiens clairement à la seconde catégorie. Enfant, je rêvais de jouer dans un orchestre, mais j’étais très mauvais instrumentistes, et tous mes professeurs m’ont fait comprendre que je n’étais pas fait pour la musique. Aujourd’hui, le concert est la forme que j’apprécie le plus, qu’il s’agisse d’oratorio ou d’un récital de mélodies. A l’opéra, le chanteur décide très peu de choses. On n’a pas le temps de faire un travail musical assez poussé pour devenir vraiment autonome, on reste soumis à la vision du chef, à laquelle on doit se conformer. Et à la vision du metteur en scène, évidemment. Là aussi, l’expérience m’a appris à ne pas trop préparer mes rôles sur le plan dramatique, parce qu’on peut toujours avoir des surprises quand on arrive dans un spectacle : mieux vaut ne pas avoir trop d’habitudes, de réflexes.
Vous avez eu de mauvaises expériences dans ce domaine ?
Oui, quand j’étais jeune, parce que je n’avais pas de formation d’acteur. Je n’avais pas de technique, pas de savoir-faire. Beaucoup de metteurs en scène sont assez inquiets quand ils sentent qu’un chanteur à des faiblesses sur ce point : au lieu de le guider et de l’aider, ils peuvent se braquer, et ce n’est pas très agréable. Mais j’ai appris à les rassurer ! Enfin, chaque fois que je fais un concert, et même un opéra en version de concert, je me sens tout à fait heureux, alors qu’en scénique, je suis heureux mais toujours avec une petite inquiétude.
Malgré tout, vous chantez aussi beaucoup en scène ?
Je vous rassure, ce n’est pas une souffrance ! Le théâtre est quelque chose que j’ai appris à aimer. J’ai eu la chance de chanter pendant trois ans La Flûte enchantée mise en scène par Peter Brook. Si je n’aimais pas la scène, il ne m’aurait pas choisi, mais au cours des dix semaines de travail que nous avons eues pour ce spectacle, il m’a aidé à ne plus faire ce que je croyais qu’on attend de moi, mais au contraire m’approprier les choses : pour le dire vite, il m’a aidé à amener les personnages vers moi au lieu d’essayer d’entrer dans des personnages différents à chaque fois. Et le théâtre reste l’essentiel de mon activité !
En dépit de cet éclectisme revendiqué, avez-vous néanmoins un style ou une époque de prédilection ?
J’ai longtemps eu du mal à assumer ce vers quoi me portaient mes préférences. Sur ce plan, on peut comparer la pédagogie américaine et la pédagogie française du chant. En France, à un jeune baryton qui chante « Der Doppelgänger », on dit qu’il doit chanter Papageno ; on va lui apprendre ce qu’il ne sait pas faire, le léger, le théâtral, la comédie. Et c’est très bien ! On m’a appris les rôles que je serais amené à interpréter, que je devais savoir chanter parce qu’on allait me les demander. Aux Etats-Unis, où j’ai vécu quelques années, on lui dit : « Tu sais faire telle chose, donc tu vas développer cela ». C’est ce que Susan Graham appelle la money note, ce grâce à quoi vous vous vendez parce que là-dessus vous faites la différence par rapport aux autres. Et ce n’est pas faux non plus. J’ai un peu tendance à me dire que je devrais surtout travailler mes points faibles, mais j’ai fini par admettre que le drame est ce qui me correspond mieux. Je ne sais pas pourquoi ; c’est une affaire de couleur de voix, de sensibilité. Quand j’interprète un rôle dramatique, il y a quelque chose qui se passe, indépendamment de moi, et qui fonctionne, alors que la comédie me demande énormément de travail ! L’idéal, ce sont les personnages ambivalents qui touchent un peu au deux. J’ai appris à ne plus avoir peur des rôles dramatiques.
Par exemple ?
La musique baroque française a ça de bien pour un jeune chanteur (même si je n’en suis plus un !) : elle permet d’aborder des rôles dramatiques mais qui n’ont rien de dangereux vocalement, pour la plupart en tout cas. C’était le cas quand j’ai fait Pyrame et Thisbé, de Rebel et Francœur il y a une douzaine d’années : c’était un rôle dramatique, mais avec un orchestre et tessiture grâce auxquels un jeune chanteur pouvait se sentir tout à fait à l’aise. Et dans un tout autre genre, j’ai chanté l’an dernier mon premier Golaud en concert.
Vous étiez d’abord passé par la case Pelléas ?
Non, car le rôle de Pelléas exige un baryton aux qualités tout à fait particulières, et cette écriture a toujours été pour moi hors de portée, car je ne veux pas hurler le 4e acte, et je ne sais pas comment je pourrais le faire autrement. Je préfère donc m’en abstenir, et faire Golaud, en « pleurant » bien le 5e acte ! Quand je l’ai chanté, j’ai eu le sentiment d’un rôle écrit sur mesure, où il n’y avait rien à changer pour ma voix.
Quels sont à présent vos rôles réguliers ?
Depuis que j’ai tourné la page Papageno, il n’y a plus de personnage que je retrouve aussi régulièrement. Celui que j’ai le plus chanté, c’est Ramiro, de L’Heure espagnole, en concert et en scène. Encore un rôle de comédie, mais de comédie intellectuelle, et musicalement, c’est un tel bonheur ! J’aimerais beaucoup refaire Golaud, un rôle vraiment fantastique, mais j’attends un peu que ça mûrisse. En attendant, je découvre, j’apprends sans cesse de nouveaux rôles. Et j’ai de beaux projets pour les mois qui viennent : Chorèbe dans Les Troyens en concert et Hamlet en version scénique.
A quel endroit ?
Chorèbe, ce sera en août au festival Berlioz de la Côte-Saint-André. Hamlet, ce sera un peu plus loin : à Hongkong, mais pour une prise de rôle, c’est très bien !
Vous baignez donc dans l’opéra français. Simplement parce que vous êtes français ou par réelle affinité ?
Un peu des deux. J’ai une affinité avec le texte, de manière générale, quelle que soit la langue. Je serais incapable de chanter un rôle ou même une mélodie dans une langue que je ne connais pas du tout. J’ai commencé à apprendre le russe parce que je voulais absolument aborder certains rôles de ce répertoire ; je parle maintenant un peu cette langue, mais n’ai pas encore chanté les rôles en question. Par ailleurs, quand on est français ou francophone, les gens font appel à vous parce qu’ils vous pensent capables de bien chanter cette langue difficile.
Quid du répertoire italien ?
Curieusement, c’est la langue que je parle le mieux, davantage que l’allemand ou le russe, mais ce n’est pas un répertoire dans lequel je me suis épanoui jusqu’ici. Pour que je m’y sente mieux, il faudrait que je puisse aller vers des rôles plus dramatiques, or c’est encore trop tôt.
On a bien dû vous demander Figaro ?
Je l’ai chanté une seule fois, dans un contexte assez compliqué. L’Opéra de Bordeaux a monté un Barbier de Séville en remplacement du Viol de Lucrèce où je devais faire Tarquinius. Ils m’ont proposé Figaro, et j’ai d’abord refusé. Ils ont insisté, j’ai cédé, et je ne regrette pas car j’ai appris énormément, mais je crois que c’est un rôle qui ne me correspond vraiment pas du tout. Le problème n’est pas l’aigu, mais la tessiture générale. Faire un sol ou un la aigu n’est pas un problème, mais chanter tout un air entre do et mi et ensuite faire des sols, je n’y arrive pas ! J’ai besoin d’un peu d’assise.
On ne vous a rien proposé d’autre en italien ?
Il y a eu Dandini il y a quelques années, et là, en revanche, je me suis beaucoup amusé, car la tessiture me convient parfaitement, et les vocalises, ça m’amuse aussi. Et puis j’ai chanté Marcello de La Bohème à Bordeaux, qui me convenait très bien également. L’autre jour, en concert, pour dépanner une soprano, j’ai chanté le duo de Don Pasquale que je ne connaissais pas, et tout le monde m’a dit que ça ne m’allait pas si mal. Dans je ferai un premier Verdi, mais il est trop tôt pour en parler ; il y a trois ans, j’ai été invité à chanter Germont dans une production d’étudiants de La Traviata sous l’œil vigilant de ma professeur de chant, et ce fut aussi une belle expérience.
Et en allemand, en scène ou au concert ?
En dehors de Papageno, j’ai fait Harlequin dans Ariadne à Naxos, et cette année Fritz dans La ville morte à Toulouse, avec cet air sublime, un très beau cadeau. J’ai aussi fait Elias de Mendelssohn, un gros défi et un beau succès, une partition que je serais ravi de retrouver. La difficulté d’une carrière comme la mienne, et beaucoup de mes collègues sont dans le même cas de figure, c’est qu’il vient un moment où l’on doit changer de répertoire, basculer vers les rôles de maturité.
Encore faut-il que la voix suive…
Si on n’y arrive pas, c’est un peu gênant, car le répertoire pour jeunes chanteurs, il y a toujours des artistes plus jeunes qui arrivent pour l’interpréter. Il faut négocier ce virage avec beaucoup de prudence, surtout vu les conditions dans lesquelles nous travaillons. En effet, qui nous permettra de nous attaquer à ce genre de rôle ? Pour les théâtres, la prise de risque énorme, mais un chanteur ne peut pas progresser si on ne lui donne pas l’occasion de se tromper pas un peu de temps en temps, j’en suis la preuve vivante ! Rares sont les directeurs de théâtre avec qui la confiance est telle que si je rate ma prise de rôle, ce ne sera pas si grave. C’était le cas à Bordeaux du temps d’Isabelle Masset ; ce l’est également avec Marc Minkowski, que je connais depuis très longtemps, et des projets sont en train de se dessiner. Ce virage vers des rôles plus lourds est quasiment impossible à prendre dans un contexte où nous n’avons pas le droit à l’erreur. Bien sûr, j’aimerais chanter Wolfram dans Tannhäuser, ou même Beckmesser, mais ai-je envie de le faire si j’ai cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de moi ?
Alors quelle est la solution ?
Ce n’est pas un hasard si la « dernière » génération de chanteurs français à faire une carrière internationale, les Karine Deshayes, Stéphane Degout et Ludovic Tézier, ce sont des gens qui sont passés par la troupe de l’Opéra de Lyon. Ce qui nous manque aujourd’hui, ce sont les troupes. Quand vous restez quelques années dans un théâtre, vous faites partie de la maison, donc on se montre un plus indulgent avec vous. Maintenant, quand vous arrivez dans un théâtre, surtout pour une prise de rôle, vous n’avez plus droit à l’erreur, aux tâtonnements. En répétition, si vous n’êtes pas à 100% de votre forme, mieux ne pas faire entendre le son de votre voix, sinon vous le payez tout de suite : cela sème l’inquiétude, chef de chant en parle au directeur, qui vient vous écouter le lendemain, et la pression monte. Alors que si vous êtes en troupe, à l’année, vous chantez un tas de rôles, et pas seulement pour cinq représentations, mais pour trente, ce qui vous laisse le temps de les mûrir. Et si au bout de trois représentations, ou d’une semaine de répétition, on se rend compte que ça ne vous va pas, il y aura quelqu’un d’autre pour le faire à votre place. C’est tout le problème du système de saison par rapport au système de répertoire.
Donc vous voudriez des troupes comme il en existe en Allemagne ?
Mon idéal n’est pas d’importer le système allemand. Si c’était la panacée, je serais simplement parti chanter en Allemagne ! Je voudrais plutôt trouver un juste milieu, car le système allemand touche à ses limites, les chanteurs y sont souvent sur-employés et mal payés.
En France, il existe les académies pour jeunes chanteurs.
C’est très bien pour les jeunes chanteurs, qui débutent dans le métier. Mais ce qui manque, c’est l’étape suivante, pour le milieu de carrière, pour des chanteurs déjà expérimentés qui ont besoin de pouvoir prendre des risques dans un univers un peu protégé. Moi je milite pour le retour des troupes. A l’heure où les opéras ne savent plus sur quel pied danser entre l’argent public et le mécénat, si l’on pratiquait un théâtre de répertoire avec des chanteurs salariés, cela coûterait beaucoup moins cher de faire plus de spectacles même si les artistes sont payés correctement. Actuellement, on ne le fait pas à cause du système de rémunération des artistes invités, qui fait que chaque représentation supplémentaire coûterait beaucoup trop cher. On va peut-être y être contraint financièrement. Quand le ballet de l’Opéra de Bordeaux fait Casse-Noisette tous les deux ans pour les fêtes, ils donnent 25 représentations. Pourquoi ne pourrait-on pas en faire (presque) autant avec les spectacles lyriques ? Si on compare le nombre de levers de rideau dans un théâtre français et dans un théâtre allemand, on se dit qu’il y a une marge de progression.
Vous avez réussi à vous faire entendre des autorités ?
J’en parle beaucoup autour de moi, et j’ai suscité quelques réactions ici et là. Mais comme je n’aime pas être passif et dépendre des autres, je me suis lancé, à mon modeste niveau, et Forum Opéra en a d’ailleurs parlé. Avec sept ou huit artistes qui habitent la région de Bordeaux, nous avons créé Avant la Scène – le Labo du Chanteur . L’idée est d’aider le public à découvrir un répertoire dont il n’est pas familier. Je me suis demandé comment j’en étais venu à aimer la mélodie, et je me suis rappelé que ce n’était ni grâce au disque, ni au concert, mais en voyant mes collègues travailler. Nous avons donc décidé de montrer comment on entre dans cette musique. La séance démarre avec un programme court, d’une quinzaine de minutes, interprété sans présentation préalable, après quoi on le décrypte, en donnant des clefs d’interprétation, et au bout d’une heure de travail, on rechante le même programme, et on peut mesurer comment l’écoute a évolué. Le tout sur la base du volontariat, sans aucun financement, l’intérêt pour les chanteurs étant de pouvoir rôder des choses qu’ils vont devoir chanter ailleurs, ou qu’ils ont envie de faire sans qu’on le leur ait jamais proposé.
Afin d’attirer le public, les maisons d’opéra optent ces temps-ci pour toutes sortes d’adaptations bizarroïdes…
Je n’ai rien contre les mises en scène modernes et les transpositions, mais je n’aime pas qu’on violente une œuvre, et surtout que l’on commence par dire que l’œuvre set ringarde et qu’il faut la moderniser. On ne peut pas se faire aimer si on ne s’aime pas soi-même. Si on n’aime pas les œuvres qu’on défend, ce n’est pas en les torturant qu’on les défendra davantage. Je comprends l’argument, qui fonctionne peut-être, mais j’ai plutôt envie de faire l’inverse : prendre le répertoire qui fait le plus peur, et se donner le moyen de le rendre perceptible parce qu’on l’aime pour ce qu’il est, pas pour lui faire dire autre chose que ce qu’il dit. Il y a tant d’œuvres fortes, qui se révèlent tout à fait actuelles dès lors qu’on tente de les servir. Autrefois, l’opéra était un art populaire, pas un art intellectuel réservé à une élite. Rameau écrivait pour la cour mais aussi pour le peuple de Paris, auprès duquel il fallait qu’il ait du succès.
Justement, le disque des Indes galantes est sorti il y a peu ; avez-vous d’autres projets avec le CMBV ?
Beaucoup, oui. Une véritable relation de fidélité s’est créée, ils savent ce que j’aime faire, ce que je fais le mieux, et parfois j’essaye de les convaincre de prendre des risques, en termes de rôles pour moi. C’est cette capacité de discussion que j’apprécie ! Quand un essai n’est pas concluant, ils ne m’en veulent pas, et de mon côté, quand ils me proposent des rôles qui m’intéressent moins, je donne quand même le maximum. C’est la vie d’un artiste. Les rails, ça ne m’intéresse pas. Quant au disque, c’est très important, car c’est comme ça que j’ai découvert l’opéra. Dans ma famille, on n’allait pas au spectacle, mon père allait au concert de temps en temps. C’est enthousiasmant d’enregistrer pour le CMBV des œuvres inconnues : cela demande beaucoup de travail mais c’est passionnant.
Après ce premier récital, vous envisagez d’enregistrer d’autres disques en solo ?
J’aimerais bien, mais pour l’instant rien de prévu, nous verrons comment le premier est accueilli. Je ne pense pas que je ferai jamais un album d’airs d’opéra sur mon nom. Ce n’est pas dans mon tempérament, et je préfère enregistrer des œuvres entières. Je suis content que ce premier CD soit consacré à un cycle, une intégrale. En matière de mélodie, je trouve que c’est un répertoire qu’on a souvent enregistré de manière trop rigide, trop distancée. J’ai une immense admiration pour Hermann Prey : indépendamment de sa voix extraordinaire, c’est son naturel que j’admire. Quand j’étais jeune, j’ai beaucoup écouté les cycles de Schubert par Hans Hotter, mais à présent je trouve son interprétation très lente, très noire, pas très vivante. En concert, je vais bientôt faire un récital avec Susan Manoff, autour des Histoires naturelles, avec tout un groupe de mélodies autour de chacune des cinq pièces de Ravel. Cela Ferait un superbe programme de CD !
Propos recueillis le 12 juin 2019