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Thomas Jolly : « C’est un luxe immense de pouvoir ainsi pénétrer dans l’intimité d’une création »

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Interview
6 novembre 2023
Avec entre autre une comédie musicale (Starmania) et deux productions d’opéra, dont une reprise (Fantasio) et une création française (Macbeth Underworld) à Favart, sans parler de la direction artistique des cérémonies d’ouverture et de fermeture des Jeux Olympiques de Paris dans moins d’un an, on peut dire que l’actualité de Thomas Jolly est bien chargée.

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Détails

En 2017, tu disais apprécier mettre en scène des œuvres rares parce que cela te laissait beaucoup de liberté et que le spectateur n’avait pas de point de référence. Avec une création comme Macbeth Underworld tu es un peu servi, non ?

Ce qui est joli c’est la manière dont cela s’est passé. On est en 2017. Pascal Dusapin vient voir Fantasio d’Offenbach que j’avais mis en scène au Théâtre du Châtelet et lorsque nous nous rencontrons pour la première fois à l’issue du spectacle, il me pose cette question que je n’oublierai jamais : « Est-ce que Shakespeare, ça vous intéresse ? ». Ayant vécu déjà dix ans d’aventures shakespeariennes, j’ai tout de suite dit « oui ». Et c’est un luxe immense de pouvoir ainsi pénétrer dans l’intimité d’une création avec un compositeur et un librettiste – Frédéric Boyer – qui travaillent, discutent, débattent, sont perdus, ont soudain des épiphanies… Cette expérience-là, pour un metteur en scène, c’est un privilège comme on en a rarement, en plus de traduire l’œuvre pour la première fois. J’étais donc servi, oui, mais pour ainsi dire avec rien. Au moment des discussions entre Pascal et Frédéric, quatre des huit tableaux de l’opéra étaient déjà achevés, ma marge de manœuvre était donc limitée. J’ai pu me permettre quelques petits ajustements pour des questions de clarté mais beaucoup de choses étaient déjà décidées. Lorsque l’on m’a demandé de faire le geste scénographique pour présenter mon projet, je savais que je ne pouvais pas entendre la musique. Dans un premier temps, Pascal et moi avons réussi à faire une lecture de la partition au piano, mais étant donné la richesse du matériau, autant dire que cela restait assez loin de la réalité, c’est-à-dire de la couleur et de la profondeur de la musique avec orchestre. J’ai eu alors l’idée de proposer à Pascal de poser une caméra devant lui et de lui poser des questions à la même manière de l’Abécédaire de Gilles Deleuze, en lui demandant de traduire sa musique en mots. Il m’a donc donné des adjectifs, des couleurs, créant ainsi une sorte de topologie langagière de sa musique : « infâme », « sale », « infecte », « odieux », « coup de hache » – ça, ça revenait tout le temps – «  « terreux »… Il me donnait ainsi une cartographie en mots de sa partition qui m’a servi de base pour composer le projet scénographique, les costumes, etc. Lorsque j’ai entendu l’orchestre pour la première fois, j’ai pu observer le miracle s’opérer en découvrant la puissance et la richesse de la fosse et j’étais rassuré de constater la cohérence avec le projet que j’avais conçu.

Quatre ans après sa création à La Monnaie de Bruxelles, j’imagine que quelque chose a forcément changé dans ta façon d’aborder l’œuvre pour sa création française à l’Opéra Comique. Mais quoi ?

Ce qui change c’est que je connais beaucoup mieux la musique et aujourd’hui je réalise à quel point celle-ci n’est que théâtre ! Elle est une sorte de socle qui permet l’incarnation, le jeu d’acteurs, et c’est cela que j’ai voulu griffer davantage pour la création française. La musique de Macbeth Underworld est reliée au mouvement de l’âme, du cœur, de la pensée. Il n’y a pas vraiment de mélodie, d’aria, c’est une pensée continue, un flux organique au milieu duquel ne sourd qu’un seul silence. J’aime à dire que c’est un opéra palimpseste, avec plusieurs couches qui se superposent. C’est comme un ouvrage que l’on peut sans cesse remettre sur le métier. Je me dis que le théâtre antique aurait pu ressembler à ça, puisqu’il y avait du parler-chanter ; ce flux organique me fait penser au théâtre antique.

Ce qui fait une de tes forces, à mon sens, c’est ton goût et ton art de raconter des histoires. Il y a une grande force dramaturgique dans ton travail et tu as cette capacité à rendre intelligible des histoires qui ne le sont pas toujours.

Oui, et c’est même politique. Lorsque je faisais mes premiers spectacles au Théâtre National de Bretagne, je mettais en place de gros dispositifs, avec des écrans géants, les acteurs filmés en gros plan, des néons partout… Cela provoquait en moi une excitation intellectuelle et visuelle incroyables mais j’ai réalisé que les spectateurs en face n’accédaient pas à l’œuvre. Le même choc s’est produit avec Toâ de Guitry que je devais mettre en scène à Neufchâtel-en-Bray (76) il y a plusieurs années. La présentation de maquette se faisait devant le public. J’étais parti tellement loin dans mon concept qu’à l’issue de la présentation, une habitante est venue me voir en me disant que le projet semblait très enthousiasmant mais qu’elle n’avait pas compris la fin, alors que l’intrigue est extrêmement simple. J’ai réalisé que si je devais m’adresser au plus grand nombre, si je voulais que l’œuvre que je cherchais à défendre soit reçue par le public, je ne pouvais pas rester dans une sorte de délire personnel, d’autant plus dans le service public. Depuis lors, j’ai toujours privilégié la lisibilité et la clarté dans mes mises en scène, c’est devenu ma ligne de conduite et quelque chose de politique car je refuse que quelqu’un puisse se sentir exclu par rapport à sa propre ignorance sur un sujet, a fortiori dans le théâtre public. Pour cette raison, on m’appelle quelques fois le metteur en scène « premier degré » mais au fond, je pense que rendre clair et lisible une pièce de Shakespeare ou de Sénèque, c’est difficile.

Comment as-tu souhaité précisément raconter l’histoire de Macbeth Underworld ? 

La narration du livret n’est pas exactement linéaire, en particulier le début et la fin de l’opéra qui sont de véritables gestes poétiques de la part du librettiste, c’est la raison pour laquelle il faut préciser que cet opéra est une variation autour de Macbeth de Shakespeare. En ce sens, j’ai proposé que la pièce commence par un prologue où le personnage d’Hécate explique que l’on va « jouer avec le couple des Macbeth ». Et puis, comme cette œuvre est circulaire, puisque le début et la fin se rejoignent, et aussi parce qu’il est question d’une spirale de culpabilité et de crime (« le sang appelle le sang »), de folie, de paranoïa, mais aussi d’insomnie (« sleep no more »), j’ai souhaité une mise en scène pour ainsi dire sans repos où le couple des Macbeth est bringuebalé par les autres personnages – les trois sœurs bizarres, le portier, l’enfant – qui s’amusent à jouer avec eux au sein d’un grand carrousel labyrinthique et macabre où le couple est comme pris au piège et sont les jouets de leur propre culpabilité.

J’ai l’impression que les lumières constituent un personnage à part entière dans tes mises en scène ?

Absolument. Cela fait plusieurs années maintenant que je collabore avec Antoine Travert avec qui j’ai développé un véritable langage des lumières. Pour moi, un projecteur qui s’allume est comme un acteur qui parle, et dans mon travail, c’est souvent la lumière qui est génératrice du jeu d’acteurs, elle n’est pas simplement illustration. En fait, j’ai inversé les choses : c’est la théâtralité qui est le moteur et les acteurs en sont les instruments. Pour Macbeth Underworld, j’ai demandé à ce que Bruno de Lavenère, le scénographe et Antoine Travert travaillent conjointement, ce qui n’est généralement pas le cas. La lumière doit être synonyme de puissance visuelle et je veux que le spectateur soit ébloui.

Quel est ton regard sur le modèle de fonctionnement de l’opéra sur une production ? Comment tes différentes expériences de théâtre, d’opéra et de comédie musicale se sont-elles mutuellement enrichies ?

Le modèle de l’opéra tel qu’il existe aujourd’hui, j’en ai fait les frais sur Eliogabalo à l’Opéra de Paris en 2016 pour ma première mise en scène d’opéra. Je suis arrivé naïvement dans une institution très structurée, ce qui est très bien car pour faire des projets d’une telle envergure, il faut de la structure. Mais c’est aussi un modèle très sectorisé, contrairement au théâtre où tout le monde est assis autour de la table et où tous les métiers travaillent ensemble. Je me suis donc rendu compte assez vite que ma manière de travailler ne fonctionnait pas à l’opéra. Pourtant, et même si cela pouvait sembler difficile, j’ai tenté d’inoculer certaines de mes méthodes dans mes expériences ultérieures. Cela a été le cas pour Fantasio à l’Opéra Comique en 2017 mais aussi la saison passée à l’Opéra Bastille pour Roméo et Juliette. Avec mon équipe, nous avons essayé de casser cette sectorisation en proposant aux services de travailler ensemble. Parfois, au moment de tenter des choses qui sortent un peu du cadre, le premier réflexe des parties prenantes était de dire « non ». J’aurais pu m’en tenir là mais je suis allé voir les équipes pour que nous prenions le temps de regarder ensemble comment rendre les choses possibles, et finalement nous avons trouvé un terrain d’entente. Le dialogue est complexe à mettre en place, mais si l’on apporte du soin et de la considération pour chaque poste de travail et chaque personne, je pense que l’on peut y arriver.

Tu dis souvent que tu souhaites t’adresser au plus grand nombre. Est-ce cela pour toi la définition d’un « art populaire » ?

Oui, et avec une double responsabilité. En premier lieu, je pense que c’est aux institutions et aux équipes qui les composent d’être en permanence vigilants sur ce qui change dans le rapport qu’ont les spectateurs aux œuvres. Par exemple, certaines habitudes ont changé, les gens ne souhaitent plus réserver des spectacles à l’avance et en même temps, ils se cassent aussi parfois le nez parce qu’il n’y a plus de places. Pour d’autres, le processus pour obtenir une place ne va absolument pas de soi contrairement à nous qui travaillons dans ce milieu, qui aimons le spectacle vivant, et qui connaissons les astuces. Il y a donc cette nécessité pour les institutions de communiquer et de faciliter l’accès aux œuvres. Dans un second temps, je crois que cela concerne aussi les artistes et la question de la réception de leur travail par le public. Même si l’on n’aime pas mon travail, j’essaie dans mes mises en scène d’être au plus près des œuvres. J’ajouterais un dernier point qui est que, même si la liberté de création est absolue, il est important que les institutions suivent de près le travail des artistes pour donner les clés de l’œuvre au public. Jean Vilar disait : « Il faut aller aux publics ». L’opéra et le théâtre doit de la même façon continuer d’inventer des manières d’aller vers ces publics, comme l’ont fait les pionniers de la décentralisation tels que Jeanne Laurent, Antoine Vitez ou encore Jean Vilar…

Cela fait des années que l’on parle de la désaffection du public pour l’opéra, une angoisse que le COVID a particulièrement cristallisée. Mais j’ai le sentiment que l’on n’a pas encore vraiment trouvé la clef pour y répondre.

La vérité c’est que l’on fait les pompiers, mais en réalité cela fait longtemps qu’il n’y a pas eu de grande politique culturelle en France. Pour moi, il y a eu trois grands mouvements avec Jeanne Laurent, André Malraux et Jack Lang, qui ont inscrit une manière de faire extrêmement forte, et j’ai le sentiment que l’on est arrivé au bout d’une période. Il faudrait redonner un nouvel élan à la politique culturelle en fonction des enjeux contemporains, des habitudes, des usages aussi d’une nouvelle génération. Toute l’histoire de l’art montre que le pouvoir s’est appuyé sur la culture pour faire union, et pourtant, on n’entend jamais parler de culture dans les campagnes électorales. Étonnamment, quand le pays se morcèle, ce n’est pas sur la culture que l’on va miser. Pourtant l’histoire nous apprend que les récits communs sont plus que jamais nécessaires lors des temps de crise.

L’art lyrique sera-t-il au rendez-vous de la cérémonie d’ouverture des JO 2024 ?

Pour moi, chaque cérémonie doit être une photographie du pays hôte et en cela, l’art lyrique doit figurer dans cette cérémonie. A ce jour rien n’est encore figé, mais c’est bien entendu mon désir.

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