En l’espace de trois saisons seulement, entre le Schillertheater, le Deutsche Oper et le Staatsoper Unter den Linden, les amoureux berlinois transis de Tosca auront vu se succéder sur scène, excusez du peu, Angela Gheorghiu, Liudmyla Monastyrska, Anja Harteros, Adrianne Pieczonka, Catherine Naglestad, sans parler de quelques doublures aux CV flatteurs. Toutes ont plus ou moins enflammé les salles et contribué à faire du capolavoro assoluto de Puccini un incontournable blockbuster des bords paisibles de la Spree. C’est que la concurrence est féroce et du coup, les avis jaillissent et fusent et divergent, divisent les gazettes qui s’écharpent sur les mérites comparés de telle ou telle. Cela nous rappellerait presque le Schauspieldirektor de Mozart où les deux prime donne rivalisent d’audace dans la montée vers des aigus stratosphériques… Entre nos belles dames d’aujourd’hui toutefois, la bataille, pour féroce, est très feutrée et les fleurets mouchetés ; et soyons-en certains, la partie n’est pas finie…
Où l’histoire situera-t-elle Sonya Yoncheva dans cette course endiablée ? En tête de liste, comme elle en prend l’habitude dans la multiplicité des rôles qu’elle aborde aujourd’hui avec une générosité impressionnante ? Pas si sûr.
En tout cas, ce n’est pas la soirée de première de cette reprise, ce vendredi 3 mai, Unter den Linden, où elle effectuait sa prise de rôle européenne de Floria Tosca, qui nous le dira définitivement. Peut-être, sans doute même, les trois représentations à venir situeront-elles la diva bulgare à sa juste place, si l’on en croit en tout cas sa prestation new-yorkaise qui constituait sa prise de rôle et qui avait emporté spectateurs et critiques. Ce que l’on peut dire en tout cas c’est qu’elle n’aura pas su, ce soir-là, déclencher l’émotion ultime que nous attendions et d’elle-même et de ce rôle si ardent.
Son premier acte fut appliqué mais crispé (l’effet de la première, la découverte tardive de la mise en scène ?), malgré de prodigieuses fulgurances dans son duo avec Mario. Dans son duel avec Scarpia au II, le sublime côtoya le commun (ce « Vissi d’arte »- là ne nous tirera aucune larme) et au III Sonya Yoncheva nous escamota le contre-ut sur « io quella la ma gli piantai » qui clôt le récit qu’elle fait à son amant de la mort de Scarpia.
L’actrice en revanche a conservé ses immenses qualités de tragédienne rompue à l’exercice. Elle force l’admiration dans ses postures de femme amoureuse, jalouse, séductrice, fourbe ou encore manipulatrice (très belle séquence avec Scarpia où elle entame elle-même les préliminaires amoureux pendant que celui-ci rédige le précieux sauf-conduit).
© Hermann und Clärchen Baus
À ses côtés, nous découvrons Teodor Ilincai dont nous gardions un heureux souvenir en Pinkerton à Marseille en 2016. Quel beau ténor que voilà. Il affronte les difficultés de la partition les unes après les autres avec méthode, brio et presque facilité. Son aisance force l’admiration. L’entrée en matière réussie (« recondita armonia » bien projetée avec déjà de belles couleurs), la largeur de la voix, le souffle viril (son « vittoria » du II en a fait trembler Scarpia lui-même !) et un dernier acte très habité (superbe duo avec Floria et avant cela l’aria « e lucevan le stelle » irréprochable). Tout juste, si l’on veut y regarder de près, avons-nous surpris ici et là quelques accents véristes malvenus, tout juste aussi se dit-on qu’on aimerait voir évoluer cette voix vers plus de lumière. Ce jeune Roumain que l’on sait solide sur un répertoire qu’il connaît comme sa poche a clairement dominé la soirée et reçu une très juste ovation du public.
Applaudissements nourris aussi pour le Scarpia de Andrzej Dobber. Difficile pourtant de s’y associer pleinement tant la comparaison avec Michael Volle dans la même production berlinoise de 2016-17 tourne à son désavantage : que ce soit par l’introuvable noirceur de la voix, le jeu trop académique et la projection limitée. Le Polonais campait un commissaire de police bien endimanché et somme toute très amène, plus prompt à descendre les bretelles de son pantalon qu’à diriger un interrogatoire musclé. On était loin du sadique baron et chef de la police romaine, rompu à toutes les vilénies. Ce qui reste, et c’est beaucoup, c’est un timbre magnifique.
N’oublions ni l’Angelotti d’Arttu Kataja, à la voix superbement bronzée, ni le sacristain de Jan Martinik, qui propose une fois n’est pas coutume un grand gaillard bedonnant et simplet.
La vision scénique d’Alvis Hermanis nous aura interrogé sans apporter forcément des réponses entièrement satisfaisantes. Le parti pris initial est explicité au lever de rideau, avant que l’orchestre vrombisse, par un texte projeté sur la partie supérieure de la scène ; nous devons comprendre que la lecture de la pièce sera double tout au long de la soirée avec en haut de la scène, la Tosca dont l’action se déroule en juin 1800, celle de Victorien Sardou, figurée en permanence par des dessins vidéo-projetés à l’esthétique épurée et dans l’ensemble réussie ; au-dessous, la scène vivante du drame contemporain. Au-delà des discussions esthétiques légitimes, se pose immanquablement la question de la finalité de cette présentation en pastilles certes joliment esquissées. Que nous apporte ce sur-titrage permanent ? Que nous importe ces commentaires superfétatoires, vite enclins à détourner notre attention du drame vivant ?
L’organisation choisie de la scène aboutit du coup à une très forte réduction de l’espace disponible. C’est au premier acte surtout que l’étroitesse des lieux se fait cruellement sentir. Angelotti, le sacristain, Cavarodossi, Tosca et Scarpia entrent et sortent tous par les mêmes fonds de scène, côté cour/côté jardin. Le « Te Deum » voit défiler servants d’autels et prêtres, se croisant en allers et retours et alignés en rangs d’oignons très militaires. Cela ne nous semble guère réaliste. Aux actes suivants, le manque d’espace est moins gênant, l’étroitesse des lieux rendra même plus oppressante la séance de torture. Malheureusement ces espaces réduits ne sont pas compensés par des jeux d’acteurs expressifs, prompts à habiter les lieux. Tout est trop statique, comme si le défilé des images à l’étage supérieur exonérait les acteurs de la gestuelle minimale.
L’orchestre de la Staatskapelle est conduit ce soir par Domingo Hindoyan, M.Yonchev à la ville. La lecture est classique et rend parfaitement hommage à la richesse de la partition. Tout y est, le grandiose, le ronflant parfois, mais aussi la rondeur amoureuse ou la douceur pastorale (début du III). Sonya Yoncheva nous le dira à l’issue de la représentation (interview prochainement dans nos colonnes) : elle est toute disposée à poursuivre ce rythme endiablé, même si elle va marquer une pause de quatre mois début juillet afin de se consacrer à un nouvel et heureux événement. D’ici là, Paris l’attend et l’espère dans Tosca. Croisons les doigts !