C’était le projet le plus ambitieux de la Monnaie pour cette saison 2019-2020 : présenter les trois chefs-d’œuvre de Mozart et Da Ponte en une semaine, et dans une mise en scène unique qui mette en lumière des ponts entre les trois opéras, avec de nombreux personnages communs. L’idée ne manquait pas de séduction car beaucoup d’idées reviennent dans les trois œuvres : le travestissement, entrainant des quiproquo amoureux, le harcèlement des femmes par les hommes, les serviteurs se plaignant de leurs maîtres, l’obsédante recherche de l’amour, réduite ici à une harassante recherche du plaisir, etc… Sur le plan musical, le rappel d’un air des Noces dans la scène du dîner de Don Giovanni corrobore encore, si besoin était, la parenté entre les partitions.
Les concepteurs du spectacle, Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœil, avec la complicité du décorateur Rick Martin se sont inspirés du roman de Perec La vie mode d’emploi pour situer les trois œuvres dans le même décor, un immeuble vu en transparence, dont les différentes pièces réparties sur trois niveaux, accueilleront l’ensemble des scènes. Un énorme dispositif scénique tournant, fait de verre et d’acier, servira donc de cadre unique délimitant toutes sortes d’espaces dédiés, caractérisés chacun par un ou deux accessoires. Trois cages d’escalier assurent tant bien que mal les circulations intérieures. Les chanteurs et les figurants courent en tout sens et presque sans arrêt, parodie de notre époque pressée et dispersée. Tout cela, éclairé au néon et meublé chez Ikea, est – faut-il le dire – fort dépourvu de séduction visuelle.
Ginger Costa-Jackson (Cherubino), Björn Bürger (Almaviva) et Simona Saturova (la Comtesse)©Forster
A grand renfort de vidéos, tournées dans différents endroits de la capitale pendant la période des répétitions, la mise en scène inscrit les personnages hic et nunc et répartit l’action sur une seule journée, qui commence par la mort du commandeur projetée pendant l’ouverture des Noces de Figaro – spectateurs accrochez-vous ! Les personnages d’une pièce interviendront dans une autre, chantant même parfois, quand les situations s’y prêtent, quelques mesures d’un rôle qui n’est pas le leur, ou comme simple figurant. Ainsi, les deux pompiers appelés pour évacuer le corps du commandeur s’avèrent être Guglielmo et Ferrando, (ils reviendront plus tard en joueurs de foot du Galata Saraï, version moderne du jeune turc aux poches pleines) et un constant parallèle est fait entre la Comtesse et Donna Elvira, entre le Comte et Don Giovanni, entre Figaro et Leporello, la plupart des chanteurs assumant deux rôles (mais pas toujours ceux que la mise en scène associe…). On renoue ainsi au passage avec la notion d’emploi, en vogue jusqu’au troisième quart du siècle dernier, où chaque chanteur était cantonné dans un type précis de rôle, déterminé principalement par sa voix plus que par son physique, et n’en sortait pas. Les partitions de Mozart sont fidèlement rendues, quasi sans coupure (on entendra même les airs de Marcellina et Bartolo au 4è acte des Noces, si souvent coupés) avec l’ajout à la fin du premier acte de Cosi de l’air de concert KV 210 Con ossequio con rispetto, chanté par Don Curzio venu on ne sait d’où pour faire on ne sait quoi, rompant de façon très dommageable l’équilibre magique des six voix de la distribution prévue par Mozart. La traduction des livrets, en revanche, est assez complaisante pour éluder les termes trop précisément en contradiction avec la vision des metteurs en scène. A titre d’exemple, lorsque Ferrando et Guglielmo partent al campo di battaglia, le traducteur note simplement en mission pour ne pas accroitre la confusion.
A chaque personnage, la mise en scène attribue un métier bien contemporain : Almaviva est un ambassadeur d’Espagne gravement compromis dans une histoire de harcèlement, Don Giovanni est le patron quasi aveugle d’un club libertin, Elvira est une ophtalmologue portée sur la boisson, Anna est une claveciniste un peu libidineuse, son père est notaire, Mazetto est tatoueur etc…Plus étrangement, Cherubino est le fils mal élevé de Don Giovanni et de Donna Elvira. Hors le fait d’inscrire l’action dans une contemporanéité redondante, ces états décrétés arbitrairement n’apportent rien aux drames qui se nouent.
Tous ces éléments sont rappelés au début de chaque épisode par des surtitres dans la vidéo, le timing de chaque scène étant assuré par une horloge numérique en surimpression, et par les images d’une télévision d’information permanente de type CNN rappelant les faits saillants des épisodes précédents. L’œil est sollicité de toute part, il y a quasi en permanence trois points d’attention à suivre, de sorte qu’on a toujours l’impression un peu frustrante d’avoir raté quelque chose et qu’un constant désordre fort désagréable envahit le plateau. Un code couleur permet cependant de démêler un peu cet écheveau : le bleu de la constance pour les Noces de Figaro, le jaune de la trahison pour Cosi fan Tutte et le rouge de la passion pour Don Giovanni.
Peu soucieuse du confort des chanteurs, la mise en scène les renvoie sans cesse d’un étage à l’autre et s’ingénie à séparer ceux qui doivent chanter ensemble, par exemple l’un au second et l’autre au rez-de-chaussée, au grand dam de la qualité musicale, nous y reviendrons.
Certaines scènes sont traitées sur le mode trivial de la provocation : Cherubini subit un bizutage musclé avant même de rentrer à l’armée, à la fin de Cosi, les deux garçons finissent au bordel et les deux filles, curieusement vêtues de noir le jour de leurs doubles noces, se retrouvent dans leur lit d’enfant ; Zerlina porte le voile musulman, le dîner au dernier acte de Don Giovanni se déroule dans le bureau de notaire du Commandeur, qui y a laissé une poupée gonflable dont Don Giovanni semble faire grand cas, avant de se crever les yeux (façon Œdipe) avec une paire de ciseaux (on aurait pu craindre pire…) ; une grande complaisance satisfaite d’elle-même règne ici en maître. L’androgynie de plusieurs rôles (Don Alfonso sorti tout droit de la Cage aux folles – cherchez la modernité…, Despina en camionneuse et Cherubino en jeune transsexuel décoloré) ne mène pas non plus à grand chose, si ce n’est à renforcer le caractère inabouti de la démonstration. Et l’intervention de quelques manifestants Me too ou d’épigones des Femen, concessions à l’air du temps, ne font qu’affadir le propos déjà suffisamment explicite du livret.
L’impression générale sur cette mise en scène à l’issue des trois spectacles est franchement négative : les parallèles entre les trois œuvres, s’ils ont été mis en lumière, n’ont pas apporté d’élément révélateur, ne contribuent pas à éclairer leur contenu ou à en dévoiler un quelconque sens caché ; ils compliquent juste inutilement le propos. La vision présentée est particulièrement sombre et pessimiste, totalement dépourvue d’humanité (on doute que les concepteurs du spectacle aient la moindre tendresse pour leurs personnages), l’esprit des lumières qui rayonne pourtant à travers les livrets de Da Ponte aussi bien qu’à travers la musique de Mozart est complètement absent ; on n’ose pas parler de poésie, ni du romantisme naissant pourtant tellement présent dans les partitions. Mais surtout, l’émotion n’est pas au rendez-vous, le spectateur à beaucoup de peine à adhérer aux propositions dispersées et arbitraires du spectacle. Débordés par la force et la cohérence des œuvres auxquelles ils se sont attaqués, les deux metteurs en scène ont multiplié les fausses bonnes idées, ont accumulé des images et des propositions en très grande quantité mais sans finesse et sans écoute de la partition, oubliant sans doute l’adage qui dit que tout ce qui est excessif est insignifiant.
Mais que dire de la partie musicale du spectacle ? Il y a tout d’abord une excellente distribution, remarquablement homogène, jeune (chacun a l’âge de son rôle), dynamique (il faut des jambes et du souffle pour suivre tous ces déplacements), et dont on doit saluer l’engagement, le dévouement (on ne peut croire que cette jeune troupe sympathique adhère sans réserve à ce qu’on lui demande de faire) et le professionnalisme. Certaines voix sont réellement splendides et particulièrement bien distribuées : ainsi le Ferrando de Juan Francisco Gatell, remarquable de justesse, de vaillance et d’expressivité vocale fait merveille. Il avait d’ailleurs déjà assumé le rôle avec brio lors de la dernière production de Cosi à la monnaie en 2013-14 dans la mise en scène de Michaël Haneke. Le même chanteur est tout aussi bon dans le rôle de Don Ottavio, mais dans une veine plus sobre. Björn Bürger qui cumule les rôles d’Almaviva et de Don Giovanni est remarquable également, tant scéniquement que vocalement. Le timbre est puissant sans être criard, chaud et agréable, avec beaucoup d’harmoniques, une aisance parfaite dans tous les registres, et un abattage scénique étonnant. Son double complice Alessio Arduini (Figaro et Leporello) n’est pas en reste vocalement, même si nous l’avons préféré en Figaro, rôle sensiblement mieux construit dans la mise en scène que celui très outré de Leporello. Ses quelques rares défaillances sont certainement à mettre sur le compte du fait qu’il a rejoint la distribution tout en fin de course, en remplacement de Robert Gleadow accidenté. Iurii Salmoilov est très efficace également en Guglielmo et Mazetto, excellente voix naturellement bien placée. Riccardo Novaro campe le Don Alfonso ridicule qu’on a décrit plus haut avec un certain humour et une certaine distance mais il est vocalement un peu en dessous de ses comparses, la voix souvent engorgée et la diction peu claire. Alexander Roslavets (Bartolo, mais il chante aussi le Commandeur) et Yves Saelens (Don Basilio et Don Curzio) assez en forme complètent heureusement la distribution masculine.
Du côté de la distribution féminine, Simona Saturová (La comtesse et Donna Anna) connaît quelques problèmes d’intonation et de rythme dans le premier air des Noces, mais la voix est magnifique et gagne en assurance au fil du spectacle. En Donna Anna, elle semble plus à l’aise – elle pratique le rôle depuis plus longtemps – et ses qualités vocales font merveille, confirmant la très belle réputation internationale qu’elle est en train de se construire. Sophia Burgos (Susanna et Zerline), récemment découverte en Europe, apporte sa fraîcheur et son indéfectible énergie même si la voix un peu acidulée peut encore gagner en couleurs et en intensité expressive. L’air de Susanna « Deh vieni non tardar » au quatrième acte est magnifique. Ginger Costa-Jackson qui chante Cherubino, et aussi splendidement Dorabella, brille par un timbre bien épanoui, d’une grande richesse et d’une musicalité très imaginative. La néerlandaise Lenneke Ruiten, souvent entendue à la Monnaie, assume les rôles de Fiordiligi (très brillamment) et de Donna Elvira (un peu moins à son aise – c’est aussi une prise de rôle). Caterina di Tonno, excellente comédienne, remplit très efficacement son rôle en Despina, partition qui semble taillée pour elle et pour sa voix. Elle est aussi une Barberine moins candide qu’à l’habitude, ce qui n’est pas plus mal. Rinat Shaham enfin (Marcelline qui semble sortie de la manif pour tous) est la seule à n’assumer qu’un seul rôle, dont elle s’acquitte avec honneur, humour et justesse.
Tout au long des trois spectacles, Antonello Manacorda à la tête de l’orchestre symphonique de la Monnaie se sera demandé s’il devait suivre ou encadrer ses chanteurs, sans jamais parvenir à prendre son parti. Excellent quand il peut laisser libre cours à ses solistes, auxquels il fournit un magnifique tapis sonore d’une infinie délicatesse et des nuances très subtiles, il peine à diriger les ensembles efficacement (il n’est guère aidé par la mise en scène qui disperse ses troupes tant en largeur qu’en hauteur) de sorte que de nombreux décalages apparaissent, pas vraiment dignes d’une maison comme la Monnaie. Ces ensembles, qui sont sans doute la partie la plus remarquable et la plus novatrice des opéras de Mozart, perdent du coup une part de leur attrait, jusqu’à mettre l’auditeur averti un peu mal à l’aise. De même, beaucoup de transitions sont un peu floues, sans doute insuffisamment répétées. Il faut dire aussi que le chef fait le choix de tempos très rapides, challengeant ses troupes aux limites de leurs possibilités, et que si sa battue est extrêmement claire, elle n’est pas toujours souple ! On doit sans doute aussi compter avec l’énorme masse de travail que tous les musiciens ont dû consentir pour arriver à jouer les trois pièces dans la même semaine, une réelle performance si on songe que la Monnaie n’est plus un théâtre de répertoire depuis au moins 40 ans.