Déjà connue des zurichois, la mise en scène de Tristan und Isolde de Claus Guth est représentée pour la première fois en Italie au Teatro Regio de Turin en ouverture de saison lyrique. Il s’agit d’une des productions les plus subtiles du metteur en scène allemand dont Pierre-Emmanuel Lephay avait rendu compte dans le détail en 2010, lors de sa création à Zurich.
Certains metteurs en scène possèdent leur « truc » pour entrer dans un opéra et en proposer une lecture nouvelle. Méthodiquement, Claus Guth cherche souvent dans le contexte immédiat de la création de l’oeuvre les éléments qui en éclairent le sens. Si pour Die Frau ohne Schatten, il mobilisait la psychanalyse naissante, ici ce sont les aventures sentimentales de Wagner chez les Wesendonck qui servent de clé de lecture. Point de navire ou de mer, encore moins de château, nous voici dans la maison du couple zurichois où les aventures extra-conjugales de nos héros romantiques trouvent un écho troublant avec la biographie du génie allemand. Ainsi, dans cet univers grand-bourgeois, les récriminations de Marke (Otto) se font avec toute la famille attablée au moment du brandy. Toutefois la tragédie métaphysique des deux amants n’est en rien éludée, grâce notamment à un fascinant à travail sur la relation Brangäne/Isolde. Habillées à l’identique, suivant la même gestuelle comme un reflet suit celui de son sujet dans le miroir, on peut d’abord croire à une gémellité. Il nous semble plutôt qu’il s’agit du même personnage : Brangäne devient le « surmoi » d’Isolde, la structure psychique qui lui rappelle ce qu’elle doit faire et la met en garde contre le jour naissant. L’idée est belle et permet surtout à Claus Guth de proposer un final qu’aucun metteur en scène n’a pu approcher. Deux options existent : Isolde meurt d’amour (Chéreau à la Scala par exemple) ou bien Isolde survit et retourne à sa vie maritale avec Marke (Katharina Wagner à Bayreuth par exemple). Claus Guth peut mettre en scène les deux concomitamment : l’âme amoureuse d’Isolde meurt couchée sur le corps de Tristan, le corps « social » d’Isolde (Brangäne) repart avec Marke.
En fosse, Gianandrea Noseda livre une lecture sanguine et souvent très véloce à l’opposée d’interprétations plus introverties. Il peut compter sur une phalange qui répond à la moindre de ses inflexions, brille par son niveau technique tous pupitres confondus (duvet moelleux des violons alto pendant les appels de Brangäne) et la beauté de ses solistes (mention pour la harpe, le cor anglais et le premier violon). L’ouverture s’étire en phrases poétiques et langoureuses que l’on retrouvera dans le grand duo ou dès que les personnages expriment leurs sentiments et fantasmes. Les crescendos et climax du drame induisent des changements rapides de tempo, scandés par des cordes qui claquent comme des coups du destin.
Cette direction musicale originale alliée à une brillante réalisation scénique habitée de tableaux à la beauté étrange, qui défilent sur une tournette dans un rendu quasi cinématographique, est servie par un excellent plateau vocal. A commencer par le choeur masculin où les ténors brillent tout particulièrement. Dans les courts rôles que comptent l’oeuvre, Patrick Reiter laisse entendre un marin juvénile au premier acte et Joshua Sanders un solide Berger au dernier. Martin Gantner offre un chant vigoureux et idéal de timbre à Kurwenal, quand, dans le même temps, il réussit parfaitement à composer son personnage avachi et embrumé par l’angoisse de l’attente et l’alcool. Il faut être clément avec Michelle Breedt qui n’a pas la chance de pouvoir alterner avec une autre mezzo (il y a deux distribution pour le couple principal) et se retrouve ce dimanche après-midi à nouveau sur les planches une quinzaine d’heures après que la représentation précédente s’est achevée. Une certaine fatigue et plusieurs passages à vides sont heureusement sauvés par des appels de belle tenue au deuxième acte. Steven Humes bénéficie de la même indulgence mais c’est moins la voix qui lui manque que de la profondeur et une incarnation dans un chant qui reste extérieur aux affres du vieux monarque. Ricarda Merbeth, quant à elle, épouse partiellement les traits d’Isolde. Le premier acte expose toute les qualités de la soprano : un souffle long, une émission franche et facile sur toute la tessiture, des aigus à toute épreuve qui viennent couronner une malédiction dantesque au premier acte et les épanchements amoureux du deuxième. Pourtant, si l’Isolde guerrière et vengeresse se trouve parfaitement dépeinte, on cherche encore l’ironie, la tendresse et la joie du personnage. La fatigue aidant, les écarts du rôle la déstabilisent au troisième acte, chanté de manière bien plus prosaïque qu’il ne faudrait. A 63 ans, Peter Seiffert est au heldentenor ce que Gregory Kunde est aux ténors belcantistes : un navire insubmersible. Certes il y a des soirs où la voix ne suit plus tout à fait. Pas en cette après-midi où les duos sont chantés avec un engagement ardent qui annoncent un troisième acte épique. Le ténor se consume littéralement dans les monologues. Les quelques fêlures qui émaillent ça et là la ligne, plus rarement la justesse, renforcent la vérité scénique d’un Tristan éperdu d’amour et du désir de mourir.