Le projet de n’importe quel compositeur de s’attaquer à l’œuvre dense, sombre et immensément riche de l’auteur de la Comédie humaine passe dans tous les cas pour une entreprise périlleuse et donc fascinante. Rassemblant les écrits du romancier tournant autour du couple formé par Jacques Collin et son âme visible Lucien de Rubempré, la première création de l’ère Lissner à l’Opéra de Paris était l’occasion pour le compositeur Luca Francesconi d’effectuer « une synthèse monstrueuse de Balzac » dans un spectacle multiforme.
Le livret retrace les (més)aventures de Lucien, de ses désirs suicidaires arrêtés net par l’abbé Herrera (alias Trompe-la-Mort, alias Collin) jusqu’à sa pendaison dans sa cellule de prisonnier, nous faisant donc parcourir en deux heures la construction et l’écroulement du « brillant édifice de [sa] fortune ». Le livret signé de la main du compositeur découpe la narration en quatre dimensions. La trame est constituée du voyage de Lucien et Herrera en calèche, où ce dernier lui dévoile ses plans de réhabilitation sociale et où est conclu le pacte faustien entre les deux protagonistes : Herrera fera le pauvre Lucien marquis en échange de quoi celui-ci restera à sa pleine et entière disposition. A cette constante viennent de greffer trois niveaux de pouvoir : la vie sociale du Paris aristocratique n’est ainsi qu’une surface pour le deuxième niveau, celui des machinations faites à l’arrière du salon, dans une société plus restreinte. Au dernier niveau, « les sous-sols du théâtre lui-même », se situent Collin et ses machinations infernales, seule matière réellement vivante de l’œuvre, respirant la vie et la haine à pleins poumons.
Francesconi n’étant précisément pas n’importe quel compositeur, le langage musical employé pour cette partition est volontairement pluriel. Quatre styles sont attachés aux quatre dimensions de la narration, levant les soupçons de ceux qui craignaient un livret mis en musique de manière obscure et absconse. L’épiderme de la noble société est une musique d’artifices, où tout semble foisonner (on reconnait au passage Ravel dans les bariolages des cordes) mais où le matériau musical se fait volontairement creux. Au deuxième niveau, celui des manigances inavouables, « la frénésie ralentit pour laisser place à plus de substance » selon Francesconi. C’est au dernier niveau que le matériau se révèle enfin, noir et luisant comme l’âme de l’épouvantable Trompe-la-Mort. Pour les scènes dans la calèche, le compositeur a opté pour un langage suspendu, comme étiré dans le temps, héritage revendiqué de Pelléas. En résulte une grande cohérence entre l’action scénique et musicale, et bien que l’écriture vocale réserve quelques vacheries aux interprètes, toutes ces ambiances calculées sont très efficaces sur l’auditeur.
© Kurt Van Der Elst / Opéra national de Paris
La mise en scène de Guy Cassiers accompagne le geste du compositeur, usant d’un décor unique mais mobile afin de pouvoir passer aisément d’un monde à l’autre. Les projections vidéo de fragments du Palais Garnier font de la maison parisienne un symbole même de ce dédale psychologique, où coexistent escaliers de marbres, lustres en cristal et machineries angoissantes. Les acteurs de la pièce défilent impuissants sur des tapis roulants, tandis que les auteurs se meuvent indépendamment à travers une atmosphère en perpétuel changement. Par un jeu d’acteur subtilement travaillé, les zones d’ombre du livret s’évacuent peu à peu au fil de la partition, et les splendides lumières de Caty Olive se chargent de l’élaboration des différentes atmosphères.
Pour cette création, Luca Francesconi pouvait se targuer de bénéficier d’un ensemble d’interprètes d’une qualité rarement égalée dans la représentation d’opéras contemporains. Il faut dire qu’avoir Susanna Mälkki à la tête de l’Orchestre de l’opéra national de Paris était la garantie d’une interprétation précise et souveraine, exaltant toutes les possibilités timbrales d’un orchestre au grand complet. Les interventions des chœurs préparés par Alessandro Di Stefano sont discrètes mais sont chargées de leur mystère nécessaire.
Sur la scène, la distribution en revanche souffre çà et là de quelques insuffisances. En effet, l’écriture orchestrale plutôt musclée (surtout chez les cuivres) sera un obstacle principales aux voix réunies lors de cette soirée.
Le trio des espions constitué de Laurent Alvaro, François Piolino et Rodolphe Briand apportera la touche de légèreté bien sentie d’une soirée sinon assez sombre. Christian Helmer possède une belle voix puissante et d’une tessiture homogène. Est-ce que la majesté du Marquis de Granville lui imposait pour autant de chanter de manière aussi braillarde ? Chiara Skerath est une Clotilde de Grandlieu discrète mais plein de charme, dotée d’une fraîcheur de timbre et d’une aisance à en faire pâlir Béatrice Uria-Monzon qui, malgré des interventions touchantes et habitées, semble éprouver des difficultés avec sa partie de Comtesse de Sérisy hérissée d’aigus. Philippe Talbot en Eugène de Rastignac est la première victime de la barre de Garnier, que sa voix pourtant pleine de promesses peut seulement dépasser lorsque l’orchestre est réduit à son strict minimum sonore. Il reste à Ildikó Komlósi ce qu’il faut de timbre pour interpréter Asie, la vipérine compagne de Collin. La voix est usée mais encore riche et particulièrement volumineuse. Elle sera en revanche la seule à peiner avec la diction française, le reste du casting étant irréprochable sur le terrain de la langue de Molière. Marc Labonnette campe un Baron de Nucingen pathétique et encombré… soit exactement ce que le personnage requiert de lui (ce qui n’empêche en aucun cas un timbre rond et chaleureux).
La deuxième semi-victime de l’orchestre est Lucien de Rubempré, incarné par Cyrille Dubois. Soulignons une voix magnifique et une interprétation musicalement des plus abouties, où les aigus brillent, mais où les graves sont engloutis par l’orchestre. Le soprano de Julie Fuchs s’est lui aussi adapté sans broncher à la partie redoutable d’Esther : les aigus fusent sans problèmes et les voyelles résonnent dans une belle couronne d’harmoniques aigües. C’est seulement du côté de la présence scénique qu’il nous a semblé que le personnage aurait pu être plus incarné. Mais c’est bien entendu à la triple casquette Collin/Herrera/Trompe-la-Mort que doivent revenir tous les lauriers de cette soirée. Laurent Naouri use de son baryton sombre et riche pour nous faire parvenir toute la noirceur du personnage principal. La voix se fait suffisamment hargneuse pour transmettre les intentions et émotions de l’anti-héros, tout en gardant ce qu’il faut de beau chant pour se garantir un succès auprès du public. La présence scénique est terrifiante et lorsque le rideau tombe à la fin du monologue signant son dernier méfait, on ne peut s’empêcher de vouloir respirer avec lui cette haine tue et manipule, mais qui fait aussi vivre et avancer.