Surprise à l’issue de cette série de représentations bolognaises d’Un ballo in maschera : après les saluts, Michele Mariotti invite techniciens et musiciens à le rejoindre sur scène et, micro à la main, prononce un discours fédérateur destiné à tempérer la virulence des discussions médiatiques autour de la politique culturelle italienne. Le public se lève pour applaudir le directeur musical du Teatro Comunale, dont la cote de popularité, déjà élevée, vient de gagner un cran. Indéniablement, le garçon est doué. Son interprétation des ouvrages de Rossini en avait plusieurs fois apporté la preuve. Un ballo in maschera le confirme en favorisant, plus que Sigismondo par exemple, la comparaison avec certaines interprétations de référence. La respiration naturelle, l’élégance du geste, sans concession mais exempt d’inutile pathos, l’attention portée aux enjeux dramatiques de l’ouvrage, le souci du détail, des chanteurs, de l’équilibre des volumes sont atouts. On dit souvent du Bal Masqué qu’il est le Tristan verdien. Les sons magiques qui s’échappent de la fosse accréditent l’analogie. L’orchestre soupire, proteste, avoue, effleure ou au contraire étreint, chuchote puis gronde, pleure et rit aussi puisque dans cet opéra, Verdi a voulu entremêler tragédie et comédie. A cette éloquence sonore s’ajoute la précision indispensable à la tenue des ensembles. Là aussi ce que réussit Mariotti est exemplaire. Le chœur du Teatro Comunale suspendu à sa baguette ne souffre d’aucun décalage et fait valoir une cohésion égale, tous pupitres confondus.
Déjà présentée aux milanais, la mise en scène de Damiano Michieletto entreprend de moderniser le propos initial. De gouverneur de la nouvelle Angleterre, Riccardo devient homme politique en campagne électorale. La démarche n’a de valeur que par la logique implacable avec laquelle elle est menée. On a trop souvent vu des spectacles plombés par une plus ou moins bonne idée de départ pour ne pas admirer la manière dont les impératifs du drame sont ici respectés du début à la fin de l’ouvrage. La grande salle dans le bureau du gouverneur au premier acte ? Le siège d’un parti politique avec son matériel de propagande : banderoles, tee-shirts avec pour slogan non pas « yes, we can » ou « Le changement, c’est maintenant », mais « L’incorotta gloria ». C’est du pareil au même. L’antre d’Ulrica ? Une tribune d’où la devineresse harangue ses fidèles, tel un pasteur adventiste. La plaine solitaire du deuxième acte ? Une zone mal famée où un souteneur passe à tabac une prostituée avant de détrousser Amelia, donnant ainsi à l’« orrido campo » et ses apparitions surnaturelles une explication rationnelle. La demeure de Renato ? Une maison contemporaine dont le séjour et le bureau, séparés par une paroi de verre, facilitent l’enchaînement des entrées et des sorties. Le bal masqué final ? Débarrassé de ces costumes de pacotille qui d’ordinaire l’encombrent, il est peuplé de silhouettes en carton à l’effigie de Riccardo derrière lesquelles s’organise, glaçant, le crime. Autant de scènes d’une vérité saisissante amplifiée par une direction d’acteurs qui ne laisse rien au hasard.
© Rocco Casaluci
Quelle est la part du metteur en scène et de ses interprètes dans le degré de justesse atteint ? Il est impossible de démêler l’écheveau des mérites tant l’osmose est totale. Peu importe d’ailleurs puisque tous les chanteurs réunis pour cette ultime représentation parviennent au niveau d’exception fixé par la direction musicale et scénique. Que Gregory Kunde fasse forte impression en Riccardo n’est pas surprenant quand on sait les récents exploits du ténor américain. La générosité, la puissance, la sincérité, l’engagement, le phrasé, le style, la technique qui autorise une large palette d’effets, tous en situation, sont connus et exposés une nouvelle fois avec une intelligence confondante. On n’attendait pas forcément de ses partenaires, moins expérimentés, la même intensité expressive. Pour sa première Amelia, Maria José Siri ne se satisfait pas de chanter d’une voix saine et bien projetée les notes de la partition. Elle sait, à l’égal de son Riccardo, en nuancer les couleurs et le volume pour toucher à l’effet recherché. L’entière panoplie des sentiments qui agitent Amelia est prodiguée avec une acuité parfois insoutenable tant elle est vraie. Luca Salsi arrive peut-être à un résultat encore plus poignant, et ce, dès un « Alla vita che t’arride » que le baryton arrache de la convention à force d’intentions. Le trio du 3e acte, haletant, et plus encore, un « Eri tu » commotionné complètent le portrait. Blessé, ce Renato, trop humain, trop sanguin, passe sans transition de la rage la plus brutale à la résignation, d’un « Traditor » écumant de colère à un « E finita » murmuré comme un aveu de détresse et d’impuissance. Plusieurs minutes d’applaudissement saluent la performance, tout comme auparavant une vaste clameur avait accueilli le duo d’amour ainsi que l’air d’Amelia « Morrò ma prima in grazia », tout comme à nouveau le public, transporté, ovationnera longuement un « Ma se m’è forza perderti » à l’émotion contagieuse.
A l’arrière-plan, les seconds rôles remplissent leur mission sans déborder du cadre fixé, comme pour ne pas entraver ce combat de géants, de l’Oscar effervescent de Beatriz Diaz à l’Ulrica de Elena Manistina, large voix russe avec tout ce que cela signifie d’opulence, en passant par des conjurés au chant aussi noir que leurs desseins : Fabrizio Beggi (Samuel) et Simon Lim (Tom)
La veille, Virginia Tola peinait à concilier blondeur hitchcockienne et une fatigue vocale, passagère si l’on en croit l’impression laissée par sa Leonora dans La forza del destino, trois mois auparavant à Parme. « La rivedrà nell’ estasi » cueillait à froid un Giuseppe Gipali en panne d’imagination dès qu’il est livré à lui-même, quand au contraire, le deuxième acte exposait la beauté du chant, vaillant et égal sur toute la tessiture. Marco Caria proposait un Renato monolithique à l’aigu héroïque. Tous, également investis, faisaient de cette soirée un coup d’essai, transformé le lendemain, comme nous l’avons raconté, en une inoubliable gigantomachie.