Souvenons-nous de notre enfance, et plus particulièrement de nos goûters d’anniversaire. Ce qui comptait le plus alors, ce n’était pas tant le raffinement ou la subtilité du gâteau, mais bien sa taille, l’abondance de sa décoration et sa teneur en sucre. Pour ses 30 ans, le Concert Spirituel a conçu ce magnifique gâteau d’anniversaire, imparfait en bien des points mais hautement savoureux et réjouissant ; voire régressif puisqu’en plus des morceaux inconnus, bien d’autres nous rappellent les meilleurs moments de cet ensemble. Détaillons ce gâteau.
On commencera par la cerise, tout en haut : c’est la vidéo qui accompagne tout le concert. Elle est un peu ratée, mais ce n’est que la cerise. On ne saurait en tenir rigueur au confiseur : concevoir un parcours d’1h30 dans un monde virtuel, seul, quand on est étudiant aux Beaux-Arts, la tâche n’est pas mince. Le résultat n’est pas indigne, un peu vieillot certes, cela nous rappelle le Versailles : complot à la cour du Roi soleil d’Infogrames, sorti en… 1996. Ou même un autre Opéra Imaginaire, ce film d’animation de 1993 et qui illustrait les grands airs d’opéra avec ce que l’on appelait alors des « images de synthèse ». Hervé Niquet voulait un monde virtuel comme ceux des jeux vidéo qui l’émerveillent, il obtient – il s’en amuse lui-même – le monde des Playmobils. Un artiste n’est pas un animateur, et ce monde est vraiment trop statique. Mais au-delà de la réalisation technique, c’est surtout le rôle de cette vidéo qui nous semble mal défini. Ce n’est pas un cadre de scène virtuel, le décor est plus vaste mais moins riche d’illusions que des toiles peintes. Non, ces mouvements de caméras créent un espace imaginaire purement visuel et concurrent de la scène, c’est un paysage. Mais même ce paysage colle mal à l’action : pourquoi placer « Lieux funestes » dans le palais céleste de la magicienne ? Lequel est envahi par les ronces quand cela devrait-être le palais terrestre ; les tempêtes n’ont pour écho que quelques nuages gris et une onde mollement agitée. Quitte à concevoir entièrement le livret, il aurait fallu tout de suite s’entendre sur les lieux de l’action à illustrer. Ne nous attardons pas plus, ce n’est que la cerise, et elle révèle surtout à quel point les mondes virtuels restent un élément sous-exploités dans la mise-en-scène de ce répertoire. La tentative est déjà plus que louable.
Heureusement, tout le budget de cette tournée n’a pas été mis dans cette cerise. Si l’on regarde la construction du gâteau maintenant, on est d’abord émerveillé par tant de nouveautés. On risque de devoir attendre longtemps avant de pouvoir réentendre du Bertin de la Doué, du Stuck, du Pignolet de Montéclair ou du Gervais (splendide duo tiré d’Hypermnestre), tout comme l’Achille et Déidamie de Campra ; et même les pourtant connues Fêtes d’Hébé de Rameau brillent ici de l’éclat de la redécouverte. A côté de ces gemmes que l’on doit à la curiosité et la patience de Benoit Dratwicki, directeur du CMBV qui fête aussi ses 30 ans, on retrouve des morceaux plus connus de Charpentier, Rameau, Mondonville, qui ont fait les grandes heures du Concert Spirituel depuis sa récréation. On est simplement légèrement déstabilisé de ne pas entendre les enchaînements attendus. Tous les morceaux retenus rendent hommage au modèle lullyste, le style est bien français, point d’influence italienne, et la variété des compositeurs n’étonnera qu’une oreille experte. Mais le gâteau doit se manger vite car il flanche, dramatiquement. A trop réduire l’action à son stéréotype (les gentils prince et princesse contre la méchante magicienne) et à ne retenir que des airs qui portent l’action à son climax, le tout manque à la fois de récits, de respiration, de confrontation, de subtilités et de richesse morale. Mais encore une fois, la construction est louable, apporte plus qu’un simple récital best of et n’a pas vocation à rivaliser avec l’art de Quinault & co.
Là où le gâteau devient régal, c’est quand on attaque la garniture. On vantera de nouveau les qualités bien connues du Concert Spirituel, tant à l’orchestre que dans le choeur : allant fabuleux, cohérence rigoureuse du groupe de chaque instant, assertivité sans peur et sans reproche dans leurs choix d’interprétation, clartés d’élocutions et lisibilité des lignes comme du texte. En comparant certains des morceaux joués ce soir avec d’autres interprétations parisiennes récentes par d’autres orchestres, la suprématie stylistique d’Hervé Niquet et son ensemble relève de l’évidence.
Quant aux chanteurs, là aussi on a bien fait les choses. Ce n’est pas l’abondance de noms coutumière aux anniversaires, mais les trois artistes invités savent mettre l’ambiance, même pour incarner des personnages peu consistants. Chantal Santon-Jeffery d’abord, arrivée à la rescousse pour remplacer Katherine Watson souffrante, continue d’améliorer diction et qualité de l’émission. On retrouve celle qui nous avait ébloui en sorcière du Roi Arthur. Son pendant maléfique, Karine Deshayes continue d’impressionner par sa capacité à aborder tous les styles, toutes les époques avec le même métier, la même fougue. On trouvera bien à lui reprocher des graves un peu légers ou des incarnations plus emportées que fouillées, mais le medium est d’une ductilité telle et l’effet physique de son chant si percutant qu’on aurait tort de bouder son plaisir. Enfin Reinoud van Mechelen continue d’affermir les bases d’une voix claire mais jamais volatile, comme du cristal de roche devenu miraculeusement malléable par l’émotion. Son air de Dardanus convainc toujours autant que dans la dernière production de cet opéra, on attendrait juste davantage de variété et des effets plus dramatique dans ce superbe ordonnancement vocal.
Cet Opéra Imaginaire pourra encore être dégusté à l’Opéra Royal de Versailles mercredi prochain, 18 octobre. Vous en (re)prendrez bien une part ?