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Une légende familière, hommage à Mirella Freni

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Actualité
12 février 2020
Une légende familière, hommage à Mirella Freni

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Le décès de Mirella Freni aura donné lieu à quantité d’hommages et de remémorations émues. Grande artiste, elle fut aussi cette femme agréable, accessible, cordiale qui cultivait l’amitié. C’est assez rare dans le monde lyrique, où les grands artistes si souvent meurent cernés de la solitude aride creusée par le succès, les voyages, la gloire, et puis l’oubli. Aussi est-on frappé de ces témoignages célébrant l’artiste et louant la personne.

Fred Plotkin, par exemple, rappelle que, simple stagiaire de vingt et un ans à La Scala de Milan, il fut pris à part par Freni lors d’une pause pendant les répétitions de Boccanegra, et l’entendit, stupéfait, lui dire : « Fred, je voudrais t’apprendre un mot italien important. C’est le mot ‘collega’. Je suis ta ‘collega’ et tu es le mien. Nous faisons tous de l’opéra ensemble et ton travail est important pour le mien. Je suis à mon meilleur quand tu es à ton meilleur. Ed io ti sono grata ». Cette courtoisie, cette gentillesse, et ce physique qui toujours conserva quelque chose de l’enfance, donnèrent à Mirella Freni un statut tout à fait à part : celui d’une légende familière.

Cette épaisseur humaine, ce bon naturel, fit qu’elle n’exista jamais aux dépens de ses partenaires. C’est même comme si elle n’avait jamais voulu travailler qu’avec des personnes chères, en des lieux qui lui tenaient à cœur. Son amitié d’enfance avec Pavarotti, et qui dura toute la vie, en est le plus beau symbole. Son long mariage avec Nicolaï Ghiaurov, sa proximité avec Abbado, la malicieuse complicité avec Renata Scotto, dont on aurait voulu lui faire une rivale, sa fidélité à certaines scènes (comme le Lyric Opera de Chicago ou bien sûr La Scala), son enracinement de toujours dans sa bonne ville de Modène, qui la vit naître et mourir, tout cela dessine ce portrait d’une artiste dotée d’âme et de cœur, et la nouvelle de son décès n’en aura été que plus cruelle pour ses admirateurs, car contrairement à tant d’autres, son retrait des scènes n’avait pas dissipé la chaleur de sa présence.

Tant d’hommages cependant n’auront pas levé un secret fondamental, quasiment le secret des origines. Mirella Freni fut, on le sait, allaitée non par sa mère, mais par une nourrice, en compagnie d’un autre bambin, Luciano. On redoutait que le lait des deux mères de ces enfants ne fût pas de bonne qualité, car elles travaillaient dans une fabrique de tabac. Freni devait plus tard en plaisanter : « On voit qui a bu tout le lait ! ». Mais le mystère, le secret demeure : qu’y avait-il dans ce lait ? Qu’est-ce que c’était que ce lait ? Car m’a toujours frappé l’étonnante similitude du timbre de Pavarotti et de Freni. Freni dont Christian Merlin, dans son hommage, disait qu’elle avait une « voix de lait et de miel » (toujours le lait !). Pavarotti eut dans le timbre le fascinant éclat de l’or. Freni, elle, eut le vif-argent. Comme un trésor équitablement réparti entre deux jeunes dieux. Tous deux eurent en partage la lumière et la générosité vocales. Tous deux eurent cette projection phénoménale et comme sans effort : un rayonnement plus encore qu’une projection, quand les harmoniques vocales deviennent une aura, un charisme.

De Freni on a assez souligné la prudence. Elle sut ne pas choisir les rôles qui nuiraient à sa voix. Une prudence apprise de l’échec d’une Traviata scaligère. Une prudence la portant à refuser des expériences scéniques risquées à Karajan lui-même, qui jamais ne lui en voulut, car tyran avec d’autres, il était tout sucre (et miel, et lait ? ) avec elle. Cependant, on n’a pas assez souligné qu’à ses choix prudents ne correspondit jamais un art prudent. Ancrée comme elle était dans une technique à l’époustouflante solidité, qui lui donnait une voix puissante et homogène, Freni fut peut-être prudente mais elle fut aussi une bête de scène. Roberto Alagna chanta Rodolfo avec elle et voulut comprendre. Il raconta jadis que dans leurs étreintes, il se préoccupait surtout de lui tâter les côtes pour comprendre le miracle de ce souffle produisant le miracle de ce timbre, et qu’il en retira le plus grand profit. Tous ceux qui l’ont vue sur scène le savent : sa présence était immédiate, irrésistible. Ses dernières apparitions parisiennes dans Adriana Lecouvreur laissèrent une trace de feu : la chanteuse avait alors près de soixante ans et déployait une énergie vocale, un slancio, qu’on ne croyait même pas possible chez une vaillante trentenaire. Mutine, malicieuse, drôle, elle savait l’être – mais tragique, grandiose, immensément émouvante, elle savait l’être aussi, et cela au prix d’un engagement vocal, dramatique, physique, simplement ahurissant que sa blondeur et son nez en trompette ont par la suite un peu fait sous-estimer.

A vrai dire, les témoignages qu’elle a laissés – films, disques – ne sont pas de simples échos de l’artiste qu’elle fut : il en est peu qui ne soient gravés pour l’éternité, leçons de chant et de théâtre incomparables, auxquelles sans cesse on revient. Peut-être a-t-il fallu que Mirella Freni nous quitte pour que l’on se rende compte qu’en effet, elle ne nous avait jamais quittés, simplement parce que vouloir écouter Butterfly, Desdémone, Mimi, Elisabeth de Valois, Amelia Grimaldi, Margherita (Mefistofele), Nedda, Suor Angelica, et d’autres, supposait que l’on revînt à elle. Parce que c’est elle qui nous les livrait dans la vérité nue du personnage. Parce qu’au fond, son plus grand accomplissement d’artiste fut d’infuser de son humanité de femme les personnages qu’elle interprétait : par-delà la solidité de la technique, par-delà la beauté du timbre, par-delà les précautions dans les choix, ce qui nous reste, ce sont des visages, ce sont des incarnations, c’est une chair qui se donne et qui s’abandonne, et c’est le frémissement finalement si rare d’une émotion qui nous envahit sans que notre raison s’en aperçoive, et qui nous bouleverse à tout coup. Très peu d’artistes lyriques nous auront à ce point désarmés et conquis, et pourquoi ne pas le dire ? comme dévastés avec une note, un accent, une phrase où semblait soudain se concentrer toute l’humaine condition : et voilà toute notre pauvre humanité éclairée par une voix qui en porte le frisson et la tendresse, la grandeur et la fragilité, cette voix dont on sait, désormais, qu’elle ne cessera de nous hanter.

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