A la
faveur de l'édition critique de la partition par Vincenzo Borghesi,
le ROF offrait une nouvelle production de la très rare Elisabetta,
en co-production avec le Comunale di Bologna qui reprendra le spectacle
dans quelques mois. L'enjeu est évidemment tout autre. A commencer
parce que les difficultés dans ce type d'opéra serio,
que Rossini a ciselé pour des chanteurs d'exception, sont multiples.
Scéniquement aussi, que faire
d'une partition très statique ? Quand on a dépassé
les scènes du trône et de cour, l'oeuvre se résume
à des affrontements humains, psychologiques et non physiques. Depuis
plusieurs années, le ROF a convaincu un certain nombre de metteurs
en scène plus ou moins en vogue, de collaborer à leurs spectacles.
Les résultats furent divers dans leurs bonheurs ; si ces hommes
de théâtre ou de cinéma ont parfois montrer une réelle
volonté d'intégrer et de servir le message du Pesarese, on
a parfois aussi assisté à des soirées singulières
entre toutes, surréalistes, masquant à peine, à l'occasion,
l'incapacité du festival à distribuer des rôles meurtriers
à des vocalités expertes.
Marquant ses débuts au festival
Rossini, Daniele Abbado a dû s'accommoder des lieux, ici le très
joli mais fort petit Auditorium Pedrotti. Attaché à l'illustre
Conservatoire Rossini, le Pedrotti se présente davantage comme une
salle de concert plutôt qu'un théâtre à proprement
parler. Outre le fait que les sièges ne sont pas en quinconce -
imaginez votre bonheur si une personne gâtée par la nature
se place devant vous - ce sont surtout les dimensions de la scène
qui apparaissent fort réduites.
Avec le concours de Giovanni Carlucci
(décors et costumes) et de Guido Levi (éclairages), Abbado
développe une idée simple mais efficace : prendre en hauteur
et en largeur l'espace qui lui manque. Ainsi, une partie des galeries réservées
au public servira aux déplacements des choristes et le décor
d'afficher un échafaudage luxueux, aux lignes modernes, entrelacements
de métal argenté, dessinant une vitrine précieuse
dont on pourrait ouvrir les deux battants afin d'en admirer les figurines
anciennes. Ces figurines sont, de façon très réussie,
vêtues "à la Cromwell". Visuellement, cela fonctionne très
agréablement. Un trône et une couronne complètent la
liste des accessoires.
Cette mise en espace réalisée,
où est le travail d'Abbado ? Nous le cherchons encore. Visiblement,
il a écarté la carte du fastueux, mais néanmoins ne
propose aucun jeu d'acteurs précis et encore moins de pistes de
réflexion. Les solistes, manifestement livrés à eux-mêmes,
agissent chacun selon son métier.
Heureusement, le chant et la musique
eurent la part belle en cette dernière représentation.
Renato Palumbo est le véritable
maître d'oeuvre de cette soirée. Le maestro resserre les rangs
autour de lui, prend les rennes de la soirée et indique la voie
à suivre. Les forces du Comunale sont capables, sous sa baguette,
de très belles couleurs, d'une grande variété d'accents
ainsi que d'une force expressive et narrative capable d'installer, dès
l'ouverture, le climat spécifique d'Elisabetta, alors que
Rossini utilise la musique de l'ouverture du Barbiere.
Sans dissimuler notre plaisir, nous
devons tout de même avouer que la fougue du chef le conduit parfois
à user d'élans romantiques un peu trop tardifs, voire donizettiens
dans cette partition viscéralement attachée à une
esthétique seria d'un autre âge. Il faut cependant reconnaître
à Palumbo l'immense mérite de guider les solistes, de les
aider à se donner entièrement et même à dépasser
sainement leurs limites.
Nous ne pouvons, une fois encore, qu'applaudir
le travail de Lubomir Matl et de son Choeur de chambre de Prague. Au cours
du festival, ces musiciens mènent un véritable marathon qui
force le respect et l'admiration.
Il faut saluer une distribution globalement
très homogène, scéniquement et vocalement.
Les seconds rôles ne méritent
que des louanges avec une mention particulière pour la mezzo Manuela
Custer que l'on retrouve dans l'épisodique Enrico, rôle qu'elle
parvient par sa seule présence à hisser au rang de protagoniste.
Signalons aussi combien cette ravissante jeune femme se métamorphose
en un travesti d'une incroyable vérité.
Mariola Cantarero apparaissait pour
la troisième fois au ROF. Cette très sympathique, pour ne
pas dire adorable, artiste connaît une belle ascension depuis quatre
ans. Peu à peu, son très intéressant "lirico coloratura"
se spécialise dans Donizetti (Lucia, Elisire,...) Bellini
(Sonnambula, très intéressante Elvira des Puritani,
à Las Palmas, face à la prise de rôle de Juan Diego
Florez) et Rossini (Folleville du Viaggio, Adèle du Comte
Ory, Aménaide,...).
Cantarero remplit son rôle de
seconda donna avec tout le professionnalisme requis, les dispositions naturelles
de l'instrument se jouant avec une relative facilité de la partie
de Matilde. Apparemment gênée par son costume travesti dont
les culottes bouffantes ne sont guère seyantes, l'actrice limite
par contre ses déplacements. En lui reconnaissant des moyens considérables,
une énergie farouche et un don de soi généreux, force
est de constater que la jeune et douée soprano espagnole a encore
beaucoup de choses à apprendre. A la vue de son calendrier, nous
ne doutons pas qu'elle connaisse ses limites et ses challenges. Pour le
moment, une voix plus qu'une personnalité à suivre de près.
[Sonia Ganassi & Bruce Sledge]
Autre début dans un emploi d'un
tout autre acabit, celui de Bruce Sledge en Leicester. Le ténor
californien représente positivement tout ce que l'école américaine
offre de mieux en matière de ténor rossinien, catégorie
dont elle pourvoit le monde lyrique depuis 25 ans. L'émission est
saine, le musicien scrupuleux, le grain n'est pas désagréable.
Tout en assumant plus qu'honorablement
sa partie, Sledge n'est pas capable de traduire psychologiquement les évolutions
de son personnage. C'est d'autant plus curieux que visiblement il maîtrise
- en termes de notes en tout cas - son rôle. Il semble manquer de
personnalité, laissant souvent son Elisabetta désespérément
seule sur scène dans leurs différents échanges.
Le ténor, qui possède
au demeurant de réelles dispositions pour le répertoire belcantiste
et rossinien, aurait intérêt à fréquenter encore
pour un moment ses Almaviva, Lindoro et autre Ramiro avant de se lancer
dans les univers psychologiques des personnages serio rossiniens,
qui demandent un tout autre abattage et une autorité qui lui font
actuellement défaut.
La révélation de la soirée
fut le Norfolc d'Antonino Siragusa. Emportant une adhésion immédiate
et totale, le jeune ténor, originaire de Messine, a réussi
sa prise de rôle, marqué par de tous grands chanteurs.
Avec une grande économie de
gestes et une autorité naturelle, il sait traduire toute la malveillance
de cet être torturé par la jalousie, l'envie et la soif de
vengeance. En progrès, la voix suit une évolution constante
et l'acier naturel, si particulier, de l'instrument se fond à merveille
dans les accents di bravura de sa partie inhumaine. La projection,
saine, irradie sans peine, mettant littéralement son public en effervescence
et recueillant une ovation spontanée et méritée.
Siragusa offre non seulement une leçon
de chant glorieuse et jouissive, mais son personnage existe et s'exprime
également dans les parties, beaucoup plus ingrates, des récitatifs.
Cette prise de rôle offre au
jeune ténor un éclairage nouveau pour sa carrière,
nous n'en doutons pas un seul instant. Opera Rara ne s'y est pas trompé
en lui offrant déjà un rôle majeur au côté
de Ford dans la prochaine intégrale de Zelmira qui sortira
dans quelques semaines (écho d'un concert londonien aux côtés
d'Elisabeth Futral et Manuela Custer).
Taillé sur mesure pour les moyens
alors exceptionnels de la Colbran (première au San Carlo le 4 octobre
1815), le rôle de la titulaire pose aujourd'hui beaucoup de problèmes
aux cantatrices.
Dans la seconde moitié du vingtième
siècle, les chanteuses qui ont pu rendre justice aux emplois de
la Colbran se comptent sur les doigts d'une main. Callas naturellement
(Armida mythique en 52) aurait sans doute été une Semiramide
d'exception... June Anderson a également défendu avec probité
la Magicienne dans les années 80, ainsi qu'une très intéressante
Elena dans une Donna del Lago exagérément bridée
par Muti. Elle laisse également le souvenir d'une très grande
Semiramide.
Face aux rôles écrits
pour une voix apparemment hybride comme celle de la Colbran, le dilemme
se pose pour les directeurs de théâtre en ces termes : choisir
un mezzo-soprano ayant une extension aiguë ou un soprano dotée
d'un médium, voire d'un grave suffisamment nourris.
Sonia Ganassi, à l'origine joli
contraltino destiné à servir Angelina et Rosina du
Barbiere, est une fidèle protagoniste du ROF où son
professionnalisme est très apprécié depuis une secondaire
Emma (Zelmira en 1995). En quinze ans, elle a considérablement
élargi, dans tous les sens du terme, son répertoire et son
émission. Cherchant visiblement à gagner un statut de prima
donna que son répertoire d'élection lui refuse, désirant
sans doute être autre chose que la suivante des Gruberova et consort,
Ganassi a beaucoup travaillé pour gagner en extension et en projection.
Ses Adalgisa, Leonora (Favorite), Elisabetta (Maria Stuarda),
vont dans ce sens.
Force est de reconnaître qu'elle
y parvient avec un certain bonheur, du moins si l'on tient compte, dans
le paysage lyrique actuel, de la rareté de vraies titulaires dotées
des moyens adéquats requis par les compositeurs.
Qu'en est-il de son Elisabetta ? La
cantatrice a pris beaucoup de risques. Elle l'a toujours su et apprivoiser
cette partition n'a pas été sans mal, au point que la cantatrice
a réclamé que la répétition générale
se donne à huis clos. Ignorant la retransmission radio de la première
(Quelle curieuse idée aussi de toujours retransmettre les premières
alors que tout le monde sait qu'un artiste ajuste et affine encore sa composition
à la faveur de la scène !), nous avons assisté à
la dernière et saluons sincèrement la prestation de Sonia
Ganassi.
Nous n'avons jamais compté parmi
ses admirateurs, d'autant que le travail d'élargissement que nous
évoquions a entamé l'émail et la juvénilité
de l'instrument. Mais force est de reconnaître que Ganassi ne triche
jamais, jette toutes ses forces dans la bataille et assume avec probité
les écueils, du moins vocaux, de la partition dont la redoutable
cabaletta finale "Fuggi amor di questo seno". Sur ce plan du moins,
le pari est tenu.
Cependant, en dépit d'un maquillage
digne de la fille naturelle de Bette Davis et de Marianna Nicolesco et
malgré toute la bonne volonté de l'artiste, à aucun
moment, Ganassi ne dégage une aura royale. Il faut souligner qu'elle
ne bénéficie d'aucun soutien de la part du metteur en scène,
tout aussi erratique dans le traitement qu'il inflige aux autres protagonistes
: le respect de la figure royale n'est au mieux qu'à peine effleuré,
voire galvaudé au prix de vastes contresens (situation d'infériorité
de la reine par rapport aux positions en hauteur des courtisans, entrées
et sorties désinvoltes et sans étiquette des personnages
qui prennent la salle du trône pour un moulin,...) Si le chef soutient
et galvanise sa titulaire et lui permet de relever les défis de
la partition, scéniquement, Ganassi n'a absolument aucune envergure.
Au final, une soirée plutôt
réussie, car si dramatiquement il ne se passe pas grand chose, du
moins, rien n'entrave l'écoute de cette partition superbe et souvent
très bien chantée.
Néanmoins, l'oeuvre attend encore
l'homme de métier qui réussira à extraire Elisabetta
de sa vitrine de musée afin de la placer aux côtés
de ses soeurs Elena et Semiramide au sein du répertoire
actuel des théâtres lyriques.
Philip T. PONTHIR