Présenté
comme le spectacle phare de ce 25ème ROF, la nouvelle production
de la très rare Matilde di Shabran a non seulement dépassé
les espérances de la direction du festival, mais s'est également
imposée comme l'une des plus belles réussites scéniques
d'un opéra belcantiste cette saison.
Matilde di Shabran (création
le 11 novembre 1821 au Teatro del Fondo de Naples) appartient à
cette période où le jeune Rossini accumule des échecs
relatifs pour ce qu'il considère comme ses deux centres d'intérêt
principaux : la Scala de Milan et la Fenice de Venise.
La volonté de Rome d'établir
des contacts avec le compositeur va lui offrir l'opportunité de
réfléchir sur son travail. Une commande ferme d'un opéra
pour l'ouverture du Carnaval va venir couronner ces contacts.
Une fois de plus, aux prises avec un
calendrier inhumain - même pour lui ! -, avec les retards de livraison
du livret et autres contretemps, le compositeur se voit dans l'obligation
d'engager Giovanni Pacini pour composer certains numéros. De multiples
difficultés de dernière minute donnèrent lieu à
une première représentation qui ne fit pas l'unanimité
et de loin.
Plus tard au cours de la même
année, Rossini est engagé à Naples et réécrit
tous les numéros composés par Pacini, refond la structure
de l'ouvrage, notamment avec ce fameux premier acte de près de deux
heures. Enfin, il fera intégralement traduire en dialecte napolitain
la partie du poète Isidoro. L'édition critique actualise
cette version napolitaine qui est entièrement de la main du maître.
Le dernier opéra semiserio
et le 32ème dans la production du Pesarese a connu, comme l'ensemble
de son oeuvre, une période d'oubli total. A part d'épisodiques
et expérimentales tentatives de reprises mutilées, comme
à Gênes en 1974 et Wildbad en 1998 dont subsiste un live
(Bongiovanni), il fallut attendre 1996 et déjà le ROF pour
que la belle et mystérieuse Matilde laisse dévoile quelques
attraits. Malheureusement, Elisabeth Futral et toute la verdeur de son
émission n'élèvera pas le rôle titre au-dessus
d'une composition de soubrette, alors qu'à l'image d'une Fiorilla
d'Il Turco, Matilde di Shabran réclame l'autorité
d'une véritable prima donna.
Pour la petite histoire, ces représentations
furent le tremplin d'un certain Juan Diego Florez, remplaçant à
la dernière minute Bruce Ford, souffrant. Avec l'aide de son mentor
Ernesto Palacio, le Péruvien saisit sa chance, obtint un réel
succès, le monde découvrant son potentiel vocal et sa beauté
de jeune premier de cinéma. On sait la carrière que l'enfant
chéri de Decca a menée depuis.
[Annick Massis / Juan Diego Florez]
Consciente que Matilde di Shabran
est une oeuvre de tout premier plan à bien des niveaux, la direction
du ROF voulait lui offrir des conditions idéales de représentation.
A bien des égards, celles-ci furent réunies.
L'écrin du merveilleux Teatro
Rossini, d'abord, était le lieu ad hoc tant par ses proportions
que par son acoustique. Le surintendant Mariotti finit par convaincre Juan
Diego Florez de reprendre la part de Corradino (composée pour le
ténor David).
D'après les dires de l'intéressé,
il appuyait son refus initial sur le fait qu'il n'aime pas revenir sur
ce qui est fait, que d'un point de vue affectif, il sait ce qu'il doit
à son premier Corradino ainsi qu'à son premier ROF et qu'il
ne désire pas toucher à ce souvenir de "jeunesse". Nous pensons
surtout que le jeune et brillant ténor péruvien, à
la recherche d'un statut de prime uomo, voire de tenorissimo,
tend à privilégier des véhicules immédiatement
plus "payants". Corradino, tout en contenant des beautés mélodiques
réelles, est très difficile et ne possède à
part entière aucune scène solo, ses interventions longues
sont enfermées dans de très grandes scènes de duos,
de trios ou d'ensemble. L'extraordinaire rondo final de quinze minutes
destiné au rôle-titre confirme la volonté du compositeur
d'écrire un opéra centré sur la prima donna.
Néanmoins, le ténor finit
par accepter et il faut avouer que le battage médiatique fait autour
de lui - lequel n'enlève rien à ses immense qualités,
sur lesquelles nous reviendrons - finissait par avoir un côté
réellement insupportable dans son discours infantilisant.
Cette Matilde vit également
les débuts importants du metteur en scène italien Mario Martone
et de la soprano colorature française Annick Massis. Celle-ci devait
débuter plus tôt à Pesaro. Depuis des Sonnambula
et des Comte Ory en commun, le Maestro Zedda voulait la voir débuter
au ROF. Le Comte Ory de l'année dernière aurait dû
séduire la Comtesse Adèle d'Annick Massis. Des calendriers
incompatibles virent le projet postposé.
La principale intéressée,
même si elle est toujours heureuse de retrouver la Comtesse Adèle
qui est un de ses meilleurs emplois, a trouvé le projet de Matilde
beaucoup plus excitant, notamment parce que sa thématique est totalement
neuve dans la production de Rossini en termes d'emprunts.
Il s'agit d'une vraie rareté
et le parcours de la diva en est émaillé, tant sur scène
qu'au disque (Marguerita d'Anjou, Elvida, Francesca di Foix, la Dame
Blanche, Andromède,...). La soprano aime ces oeuvres dont peu
ou pas de références existent et où elle peut exprimer
pleinement sa créativité.
Les cinq représentations de
Matilde avec le couple très prometteur Massis - Florez, furent
prises d'assaut. Après la retransmission de la première,
nous avons assisté aux trois dernières représentations
avec une gourmandise toujours renouvelée.
Le succès de cette Matilde
découle d'abord du travail et de la réflexion, très
spirituelle, du metteur en scène Martone. Inattendu et respectueux,
l'homme de cinéma saisit pleinement la difficile cohésion
et le fragile équilibre de ces oeuvres semiserie où
tant de Gazza ladra et autre Linda di Chamounix posent défient
les metteurs en scène.
A son accoutumée, Martone part
d'un élément central, ici, un immense et esthétique
double escalier hélicoïdal qui définira successivement
l'entrée du château, le rapport de force entre les différents
personnages, le désarroi tournoyant de Corradino face à ses
émois amoureux naissants, etc. Ce dispositif, par ses rotations
et ses différents éclairages, élargira encore son
champ expressif et imagé.
Autant Pizzi, par exemple, énonce
une horizontalité de lignes, autant Martone impose une verticalité
dans sa mise en espace et l'évolution psychologique de ses personnages.
Le concept fonctionne très bien.
Le travail de Martone ne se permet aucun effet facile, cabotinage ou excès
qui aurait pour effet de perdre de vue une musique splendide et une intrigue
efficace. Il est secondé par une talentueuse Ursula Patzak dont
les costumes, évocateurs et raffinés, ont non seulement ravi
les yeux mais servi la lisibilité de la pièce.
Cette réussite théâtrale
permet au spectacle d'emporter tout sur son passage en dissimulant, notamment,
les faiblesses d'un Frizza. Le jeune chef, qui doit sans doute cette opportunité
au très influent Ernesto Palacio, son agent, ne possède pas
l'expérience nécessaire pour affronter une oeuvre aussi complexe.
Non pas qu'il manque d'affinités avec ce répertoire, mais
l'autorité et une vision claire du drame lui font défaut.
Au fil des prestations, son travail est jalonné d'incidents. La
phalange semble quasiment s'assumer seule et les solistes se surprennent
à stimuler eux-mêmes une entrée ou une battue...
Ces solistes, justement, formaient la
plus belle équipe de cette session du ROF. Mais avant tout, il faut
saluer une fois encore l'intelligence de Martone qui offre aux Choristes
de Prague l'occasion de personnaliser leur jeu, d'intervenir dans l'action
par de judicieux et cohérents déplacements dans le théâtre,
au dessus de la fosse et sur scène. Vocalement, ce choeur est un
bijou, avec une mention spéciale pour les choristes masculins qui
se hissent au rang de réels protagonistes de la soirée.
Au nombre des petits rôles, nous
nous souvenons avec grand plaisir de Gregory Bonfatti (Egoldo), de très
grande classe. L'artiste, même s'il ne peut compter que sur un volume
vraiment réduit, est un magnifique chanteur et un second rôle
de luxe.
Dans celui de la rivale jalouse et
vengeresse, Chiara Chialli est "criante" de vérité, dans
tous les sens du terme. Composition savoureuse d'une belle actrice, néanmoins,
vocalement, si son placement particulier et son timbre très métallique
définissent à merveille sa partie de mégère
non apprivoisée, on peut se demander quel autre type d'emploi cette
jeune artiste pourrait défendre...
Les rôles masculins sont très
bien campés et définis. Dans l'ordre de séduction,
Carlo Lepore en Ginardo, l'assistant geôlier du féroce Corradino
trouve un emploi à son exacte pointure, physique et vocale. Justement
distribué, ce chanteur bon enfant et sympathique n'appelle que des
éloges sans s'attarder sur des limites vocales dès que l'émission
demande un minimum de tenue et soutien.
Marco Vinco, autre poulain de l'agence
Palacio, ne semble pas douter un seul moment de ses moyens et de sa valeur
artistique. Fort d'une réelle présence physique, ce professionnel
d'un bon niveau impose en grande partie un Aliprando (sur le plan de la
vocalité, un proche cousin d'Alidoro dans la Cenerentola),
une composition très réussie. Scéniquement, à
part quelques cabotinages ayant sans doute pour but de dissimuler son incapacité
à servir totalement les moments de pure colorature, à nouveau
dignes d'un Ramey, Vinco est très convaincant et diversifié
dans ses intentions. Le timbre est somptueux, surtout quand l'artiste ne
tente pas de forcer ses moyens naturels. La projection est franche et l'investissement
généreux. Un artiste qui sera capable de très grandes
choses, s'il sait demeurer simple.
Il faut saluer la prestation de l'immense
Bruno de Simone dans le très bavard poète Isidoro. Le chanteur
compte pour beaucoup dans la réussite de cette aventure. Sa partie
enchaîne une litanie de récitatifs, deux scènes de
canto sillabico, des interventions scéniques à n'en
plus finir, tout cela dans un dialecte napolitain, fruité, plaisant
et imagé. Bruno de Simone, s'il se définit comme l'héritier
naturel d'un Enzo Dara par la spiritualité et la finesse de ses
propos, n'oublie jamais de chanter quand la partition le réclame.
Un très grand Monsieur réellement doublé d'une personnalité
humble pour qui le travail d'équipe est une fin en soi...
Tantôt matelassé de cuir
à la Mad Max, tantôt en chemise noire bouffante offrant son
coeur d'amoureux naissant, le cruel Corradino fut fièrement et fiévreusement
chanté par Juan Diego Florez.
Arrivé avec quelques semaines
de retard sur le planning pour cause de vacances, Florez sera couvé
amoureusement par toute l'organisation de ROF, veillant sur la poule aux
oeufs d'or. Au point qu'on crut la fin du monde imminente quand le jeune
artiste annonça une bénigne opération visant à
résoudre un problème de myopie et qui devait se tenir pendant
les répétitions. Ajoutez à cela le matraquage de la
presse locale, les pugilats réels des "chimènes" nippones
s'arrachant photos et affiches, et vous comprendrez qu'il faut opérer
un travail sur soi pour accueillir sereinement une première rencontre
avec le ténor.
Après une très belle
saison marquée par d'intéressants débuts dans l'Arturo
des Puritains à Las Palmas, le chanteur s'est présenté
dans une forme rayonnante.
Il y a quelque chose d'immédiatement
rassurant, de juvénile, d'insolent et de sain dans cette voix très
naturelle (la voix parlée de Florez est un modèle de placement
naturel un peu comme l'était, toutes proportions gardées,
celle du ténor français Georges Thill). Véritable
ténor contraltino, la séduction pure du son est instantanée
dans un timbre solaire, chaleureux et dont la spécificité
rare définit une voix que se libère au fur et à mesure
de l'ascension de la tessiture. Le volume est plus que satisfaisant et
l'artiste habile à énoncer et à murmurer tendrement
un registre grave inexistant, quitte à friser le contresens.
Juan Diego Florez domine les incroyables
difficultés de son ingrate partie avec une aisance réellement
confondante et jubilatoire. Il est rassurant de constater que sur le pur
plan vocal, depuis près de dix ans, le ténor non seulement
conserve son immense potentiel mais qu'il se développe naturellement.
Musicalement, l'artiste progresse, même si sa palette dynamique se
révèle encore avare ou relativement primaire. Juan Diego
aime le son pour le son et même si son forte est vivifiant,
il finit par lasser.
Sa prestance est idéale dans
ces emplois de jeune héros qui exploitent à merveille ce
que la Nature lui a donné, à savoir de belles proportions
et surtout un fort beau visage, qui demeure agréable à regarder
quand il chante.
Sans oublier que nous parlons d'un
chanteur d'à peine trente et un ans, soit un âge où
d'aucuns en sont encore à peaufiner leurs vocalises, nous ne pouvons
céder à l'élan d'une certaine presse criant au Messie.
Juan Diego Florez est certes un phénomène vocal, avec un
potentiel qui le situe à dix années lumières de son
premier prétendant direct, mais il lui reste néanmoins à
devenir un artiste à part entière, un musicien scrupuleux
et imaginatif ainsi qu'un acteur capable de dépasser le stade des
clichés faciles.
Il nous semble dangereux pour l'avenir
d'un si bel espoir qu'une presse sensationnaliste et qu'un certain public
en mal d'icônes considèrent comme génial tout ce qui
sort de la bouche du jeune Péruvien. A-t-il l'intelligence de ses
moyens ? Non pas en termes de notes, mais de musicalité et d'intelligence
dramatique. Il annonce fort judicieusement un premier Nemorino, mais également,
dans cette poursuite d'un statut de "tenorissimo", un premier Duc de Mantoue
(Rigoletto), à l'orchestration beaucoup plus dense...
Nous l'avons beaucoup écouté
et nous attendons encore le moment où, au-delà d'une évidente
splendeur sonore, sa personnalité s'exprimera au détour d'une
émotion et où il apparaîtra clairement qu'il envisage
l'avenir comme un cheminement artistique et non comme une programmation
simplement carriériste...
Autres débuts très réussis,
ceux de la mezzo-soprano d'origine israélienne Hadar Halevy.
Celle-ci a défendu de façon
très intéressante la superbe et difficile partie d'Edoardo,
prototype même du contraltone travesti si cher à Rossini
qu'il déclinera en autant d'Arsace, Malcolm et Tancredi.
A part une Donna del Lago très
réussie à Gènes avec Zedda, Florez et une surprenante
Antonacci, Hadar Halevy s'était surtout consacrée jusqu'ici
au répertoire français. Elle semble vouloir orienter son
répertoire vers des contrées plus belcantistes et, après
avoir assisté à ces trois belles soirées, nous ne
pouvons que l'encourager. Scéniquement, tout en étant très
crédible dans son travesti, elle conserve cette part de féminité
et donc de paradoxe génial que Rossini regrettait peut-être
avec la disparition des grands castrats.
La voix est belle, saine, conduite
avec goût et assurance, même si la cantatrice doit encore souder
davantage ses registres, en particulier dans le grave. Halevy offre de
réelles beautés vocales et musicales. Notre principal reproche
ou plutôt notre principal souhait est qu'elle trouve techniquement
la possibilité d'assumer ses coloratures, d'ailleurs fort bien négociées,
mais en respectant leur caractère di forza. A cette condition,
elle pourrait s'affirmer dans les années à venir comme une
éminente spécialiste de ces emplois.
Edoardo se voit confier pas moins de
deux scènes typiques (récit, air et cabalette) et
un très beau duo avec le ténor. Il symbolise le héros
romantique, entier et serio de l'oeuvre. L'artiste s'affirme au
fil des soirées et ne pâlit à aucun moment de la comparaison
avec les deux principaux protagonistes.
"Siam nate per regnare" chante
la belle Matilde dans ses derniers vers... Dans ce qui restera sans doute
comme une de ses plus belles et lourdes saisons, après avoir rencontré
Lucia, Semele, Leïla, Alphise et gravé Elvida et Francesca
di Foix, Annick Massis a imposé sa lecture et sa vision d'une Matilde
di Shabran qui a enfin recouvré son identité.
Le ROF ne s'y est pas trompé
et un coffret live, écho de ces représentations, viendra
témoigner du talent et du travail de cette artiste qui mène
entre les Etats-Unis, le Japon, l'Italie et les grandes maisons européennes
une des plus belles et intelligentes carrières internationales du
moment. Peu à peu, au fil de ses rencontres vocales (Lucia, Amina,
Elvira, Maria di Rohan, Aménaide,...) et humaines (Zedda, Pizzi,
Viotti,Ö), cette cantatrice atypique s'impose par ses qualités et
son travail acharné comme une des plus grandes belcantistes de sa
génération. La Massis nous semble être une des rares
chanteuses capables de nouer un lien avec l'héritage des générations
passées, depuis la révolution opérée par Callas
avec, en dernière filiation, la Cuberli à son zénith.
La soprano y apporte également toute la modernité d'une artiste
de son temps, consciente et soucieuse de l'équilibre entre vocalité
et théâtralité.
Vocalement justement, Matilde est redoutable,
c'est un rôle très long : la titulaire échange et sert
ses partenaires en différents duos, trios, ensembles et autre finales
avant de se voir offrir le cadeau empoisonné d'un superbe rondo
de forme classique rossinienne (récitatif, aria, transition et cabaletta
avec reprise ornée et variée). Un des rares extraits de la
discographie officielle de la Matilde di Shabran (outre les deux
scènes du mezzo), disponible sur un récital de Jennifer Larmore
(Amore per Rossini - Teldec 1998), est ce merveilleux rondo "ami
alfin, e chi non ama" interprété par une Cuberli encore superbe
dans un des plus beaux récitals de bel canto jamais gravés
(Momenti di Bel Canto - Fonit Cetra 1983).
Nous saluons avec respect et émotion
ce que la cantatrice française a offert au public en ces trois soirées.
Le degré de maîtrise atteint par Annick Massis, loin d'être
un aboutissement, n'est pour cette éternelle insatisfaite qu'un
nouveau point de départ pour incarner une figure théâtrale
de premier plan. Comment ne pas songer à ce que Callas faisait de
sa Fiorilla ?
Si la majorité des personnages
prennent place dans une des deux catégories, comique ou seria de
l'oeuvre avec pour figures emblématiques le poète Isidoro
et le travesti d'Edoardo, Matilde cristallise les deux aspects. En cela
précisément, Massis excelle et s'apparente aux plus grandes.
Si, à son entrée en scène, la coquine et enjouée
femme enfant prend l'intrigue comme un jeu, progressivement, la nature
de ses sentiments pour Corradino évolue et elle se trouve prise
à son propre jeu, elle se met à souffrir réellement,
non pas à l'idée de mourir injustement, mais d'être
condamnée à ne plus pouvoir contempler l'homme qu'elle finit
par aimer sincèrement.
Annick Massis ne manque pas d'armes,
loin s'en faut, pour s'exprimer. Sur le pur plan vocal, sa longue voix
de "lirico colorature" se joue des diableries d'une tessiture qui évolue
du si grave au contre-mi naturel, au sein d'une pâte homogène
et nourrie dont le registre grave s'est étoffé dernièrement.
Si la diction est remarquable, son
message s'exprime grâce aux couleurs, aux ombres et aux lumières,
aux consonnes admirablement projetées qui sculptent les mots et
les phrases. Sur les plans du chant, du message belcantiste et de la stylistique
rossinienne, la Massis rejoint pour moi sa consoeur Patrizia Ciofi, tout
en utilisant des moyens et des outils très différents. Ne
se dépareillant jamais d'une classe naturelle pour ne pas dire d'une
présence aristocratique, l'actrice électrise et fédère
le plateau, incitant ses partenaires à interagir avec une très
fine intelligence des situations.
Rien n'est figé dans son jeu,
car derrière un immense travail de professionnelle, racée
et sincère, il y a un être humain viscéralement attaché
à la scène et mu par la volonté de donner tout à
son public, dans un échange de respect et d'amour.
La Massis a non seulement réussi
ses débuts au ROF (on lui demande déjà de réfléchir
à des propositions) et également cette nouvelle prise de
rôle, mais bien au-delà, elle redonne sans doute une chance
à un opus de tout premier plan. Cependant, on connaît désormais
les qualités indispensables pour servir la belle Matilde.
Livrant un scoop, nous formons le voeu
d'une aussi belle rencontre avec la prochaine figure rossinienne qu'Annick
Massis défendra, en août prochain, à Edimbourg, avec
l'archaïque et méconnue Adélaïde di Borgogna
( projet d'enregistrement live, avec tous les airs alternatifs,
pour Opera Rara - Bruce Ford et Jennifer Larmore complétant l'affiche).
Survolté, le public du Teatro
Rossini a multiplié les ovations, du quart d'heure en milieu de
premier acte à la bonne demi-heure de rappels à la fin. Le
ROF a ainsi culminé, le 20 août, sur les dernières
vocalises de la Matilde d'Annick Massis.
Belle édition donc que celle
du 25ème anniversaire.
En quittant Pesaro, nous nous interrogeons
malgré tout. Le maestro Zedda ne semble pas regretter la génération
hyper spécialisée qui porta la Rossini Renaissance à
son climax. Nous sommes pourtant inquiets, car, à l'exception de
l'un ou l'autre artiste dont nous venons de parler avec enthousiasme, il
nous semble que la spécificité de l'écriture et de
la stylistique rossiniennes risque sinon de se perdre, du moins d'être
diluée et escamotée dans les années qui viennent.
Quelques personnalités, si belles
soient-elles, n'ont jamais fait une école...
Pour le prochain ROF, on annonce,
aux côtés d'un Barbiere en forme de faire valoir pour
Florez (indispensable ?), une aimable et déjantée Gazzetta
et, enfin, Bianca e Falliero, Daniela Barcellona et Maria Bayo se
mesurant non pas aux souvenirs mais bien aux références des
Horne et Cuberli. Nous parlions de dilution de l'identité rossinienne
?
Philip T. PONTHIR