La direction
du festival ne prenait pas beaucoup de risques avec la reprise du Tancredi
dans la vision de Pizzi. Ce spectacle a été un fabuleux écrin
pour les plus grandes titulaires du rôle-titre et a fait le tour
de l'Europe.
La médiatique Kasarova devait
reprendre cet emploi qu'elle défend depuis longtemps, qu'elle a
fait sien, envers et contre tout, nonobstant des moyens parfois peu idiomatiques,
mais qu'elle utilise avec une énergie farouche et un engagement
sincère qui en a désarmé plus d'un. La mezzo bulgare,
très appréciée à Pesaro, a dû déclarer
forfait trois semaines avant l'ouverture du ROF suite à un problème
de santé qui la tiendra éloignée des scènes
pendant plusieurs semaines...
Plutôt que de choisir l'option
rassurante qui consiste à engager une titulaire de longue date,
le festival, fidèle à une certaine politique de promotion
des jeunes artistes, s'est tourné vers la mezzo italienne Marianna
Pizzolato, issue justement de l'Academia Rossiniana où elle avait
déjà incarné Melibea du Viaggio.
Sans faire l'unanimité au sein
du comité directeur du festival, la jeune mezzo a relevé
le défi.
Mais nous reviendrons plus tard sur
cette prometteuse artiste.
Tancredi était donné
au Palafestival. Il y aurait beaucoup à dire sur ce lieu très
particulier, s'apparentant davantage à un hall sportif qu'à
une salle de spectacle. On s'attend à tout moment à voir
débouler Michael Jordan d'une des sorties de secours et l'inclinaison
des gradins donne à tout mouvement de personnes âgées
des allures de cascade dans un film d'action.
Pourtant, avec un minimum de bonne
volonté, cela fonctionne et force est de reconnaître que le
spectacle de Pizzi s'y intègre et dégage son message.
Depuis 1982 et déjà un
premier Tancredi pour le ROF, tout a été dit sur la
vision néo-classique du maître, son esthétique épurée,
sur les décors aussi qui, loin d'écraser les protagonistes,
ne font que recentrer le spectateur sur les chanteurs. Le metteur en scène
sait que l'émotion naît des éléments les plus
simples et les plus sincères. Intemporelle, sa lecture respecte
profondément la musique, la poétique et ceux qui les servent.
Pizzi impose sa griffe et développe son concept, mais tel un point
de ralliement au service de l'oeuvre et non de son ego. Il suffit dès
lors aux protagonistes de s'engager dans la voie ainsi frayée pour
qu'un merveilleux travail d'équipe se mette en place, d'autant plus
essentiel que la distribution a été remaniée. Tout
en assurant la cohérence de l'ensemble, le metteur en scène
sait respecter et intégrer la personnalité des acteurs, mettre
en lumière leurs qualités, voire leurs limites afin de mieux
traduire l'humanité de leurs personnages respectifs...
Dès les premières mesures
de l'ouverture, nous avons été rassuré sur les conditions
acoustiques du lieu, tout à fait satisfaisantes, ainsi que sur la
capacité du maestro Perez à donner vie à l'une des
plus belles partitions de Rossini.
Opérant des débuts très
réussis au ROF, le chef espagnol ne propose pas une relecture révolutionnaire,
mais installe chanteurs et public dans une très confortable situation
d'échange dont nous ne sortirons à aucun moment.
Tout en prenant une part active en
tant que protagoniste du spectacle, Victor Pablo Perez soutient, anticipe,
met en valeur ses artistes. Une fois encore, l'équilibre est au
rendez-vous.
Un plateau très homogène
a offert une belle dernière soirée pour cette série
de Tancredi.
Une fois n'est pas coutume, louons
d'abord le travail admirable du Choeur de Chambre de Prague, en particulier
les pupitres masculins. Dans ce spectacle, le choeur est perçu comme
une unité, un tout, les mouvements de foule sont d'ailleurs réduits
afin de ne pas gêner la vision de l'ensemble et mettre davantage
en valeur le protagoniste du moment. Le chef de choeur, Lubomir Matl, opère
un travail remarquable depuis plus de 20 ans et c'est un réel bonheur
que d'entendre ces parties dans toute leur simplicité et leur pureté
vocale.
Initialement prévue pour le
rôle d'Isaura, Marianna Pizzolato laissa son emploi à Agata
Bienkowska. La mezzo polonaise, très appréciée du
maestro Zedda, a donc fait ses débuts au ROF cette année.
Nous l'avions personnellement découverte à Liège,
où elle devait sauver une Donna del Lago menacée par le forfait
de Daniella Barcellona, indisposée.
Alors qu'elle affronte avec Isaura
un emploi à sa réelle mesure, nous ne pouvons qu'exprimer
une impression mitigée : l'artiste est belle, émouvante scéniquement.
Elle a de toute évidence beaucoup étudié ses notions
de style et de syntaxe rossinienne, mais force est de reconnaître
que l'émission devient de plus en plus problématique, artificiellement
grossie et limitant considérablement la tessiture dans laquelle
la cantatrice évolue efficacement. La très jolie aria "Tu
che i miseri conforti" est rendue dans sa plénitude, mais elle ne
devrait pas lui coûter de tels efforts, par trop sensibles.
Mention sympathique pour le Roggiero
d'Anna Chierichetti, qui réussit la gageure de toucher le public
avec le modeste et enfantin "Torni alfin ridente".
Marco Spotti, lui, est sous distribué
dans le rôle d'Orbazzano. Habité par le souvenir d'un Sparafucile
professionnel mais routinier, il nous a fallu quelques instants pour reconnaître
le chanteur, métamorphosé tant physiquement que vocalement.
Sans en faire des tonnes, Spotti impose, par son charisme et une couleur
de voix rare, un Orbazzano de luxe, éloigné des clichés
et refusant de jouer au Vilano. Dommage que son personnage réside
principalement dans le recitativo...Nous sommes impatient de réentendre
ce bel artiste dans un véhicule plus exigeant sur le strict plan
vocal.
Le ténor américain Gregory
Kunde revenait au ROF afin d'ajouter avec Argirio une autre figure élevée
à la liste de ses Idreno, Rinaldo, Arnold et Ricciardo (Ricciardo
e Zoraide). Fort d'une splendide carrière où il a affronté
crânement les emplois les plus ardus et aigus du répertoire
avec des résultats vocaux et stylistiques souvent probants, Kunde
est désormais à un stade avancé de sa carrière.
Sa forme et ses moyens actuels s'accommodent encore fort bien de la figure
paternaliste d'Argirio. En très grand professionnel, il connaît
les enjeux, les décode et les assume avec un certain aplomb.
[Gregory Kunde & Patrizia Ciofi]
Scéniquement, sa composition
définit très bien son déchirement entre devoir politique
et attachement paternel, les échanges avec Aménaide sont
d'ailleurs particulièrement touchants.
Kunde est un vieux routier de ce répertoire,
il peut compter sur un métier précieux et sur quelques ficelles
qui le tirent de moments délicats sans pour autant tricher. Cependant,
sur le plan du chant - capital chez Rossini, faut-il le dire -, le ténor
américain s'est présenté ce soir là dans une
forme que nous qualifierons de préoccupante. Fatigue à l'issue
des représentations ? Fin de saison ? Usure des moyens ? L'artiste
connaît la réponse. Gregory Kunde affronte Argirio avec un
instrument très érodé. Les couleurs et le timbre n'ayant
jamais constitué ses points forts, il pouvait cependant compter
sur un aigu et un suraigu glorieux et surhumain. Le médium est devenu
très creux, le volume est réduit et l'aigu se cherche souvent.
Il faut pourtant reconnaître que sur le plan du chant rossinien,
Kunde délivre musicalement encore une très belle leçon...
Il doit sans doute réfléchir à ses futurs emplois
au sein du répertoire rossinien : les scories de la voix peuvent
servir les affres d'un père qui doute et souffre, le chanteur, de
par sa sensibilité, sachant encore transformer ses limites en atouts,
mais qu'en serait il dans les flamboiements quasi "baroques" d'un nouvel
Idreno ?
Dire qu'il n'y a eu aucune déception
suite à la défection de la Kasarova serait sans doute un
peu exagéré. Le public aime être rassuré et
chérit les noms de stars. Pourtant, avec de flatteurs échos
de couloirs et une curiosité qui les caractérisent également,
les spectateurs du festival semblent être venus à la rencontre
de Marianna Pizzolato sans a priori négatif.
[Marianna Pizzolato]
Diplômée du Conservatorio
Bellini de Palerme, la mezzo a déjà interprété
Tancredi en décembre 2001. Depuis, Vivaldi, Haendel, Cavalli lui
ont permis de s'exprimer régulièrement sur scène.
Protagoniste de l'édition 2003 de l'Accademia Rossiniana, elle avait
défendu une intéressante Melibea, ce qui lui valut cette
opportunité très médiatique, mais aussi à double
tranchant.
Dès sa scène d'entrée,
le public doit se faire à l'idée qu'il n'entendra pas le
Tancredi d'une Horne, Podles ou Valentini Terrani. Très intelligemment,
Pizzolato évite ce jeu de comparaison et joue la carte de l'adolescent,
naïf et entier dans sa fougue et ses égarements sentimentaux.
Elle porte très bien le travesti et se meut avec aisance sur scène,
c'est en musicienne accomplie qu'elle défend et vit son héros.
Sans pour autant nous convaincre totalement de sa capacité à
chanter di sforza les purs moments de bravura (mais qui le
peut à l'heure actuelle, hormis la Podles ?), la jeune mezzo italienne
s'en sort aussi bien que d'autres titulaires du rôle. Le rôle
est grave, sans doute un peu trop pour elle, dont l'instrument se libère
davantage dans l'octave aigue, on réalise d'ailleurs que la musicienne
n'aurait pas intérêt pour le moment à s'enfermer dans
des emplois trop graves.
Le ROF a opté pour le "finale
tragico" de Ferrara qui clôt l'oeuvre sur un fil de voix de la protagoniste,
exercice où la chanteuse déploie toute sa musicalité
et nous émeut. En outre, elle forme avec son Aménaide un
couple pudique, touchant, d'une rare jeunesse et donc particulièrement
convaincant.
Sciemment, nous terminons avec Patrizia
Ciofi. La soprano revenait pour la troisième fois au ROF après
Le Nozze di Teti en 2001 et une Fiorilla plus controversée
en 2002. Malgré ses airs d'éternelle adolescente, Ciofi affiche
quinze ans de scène, d'abord principalement italienne, fréquentant
Martina Franca où Sergio Segalini agit en véritable mentor.
Suite aux problèmes vocaux de Natalie Dessay, le public hexagonal
découvrit le rare tempérament de la soprano italienne dans
Lucie de Lammermoor, à Lyon puis au Châtelet en 2002.
Depuis, sa carrière a été fort médiatisée
et on l'a entendue régulièrement à Paris.
Ciofi apparaît dans le paysage
lyrique contemporain, aseptisé et mercantile, comme une des rares
vraies personnalités en activité.
Une fois ce constat posé, on
comprend de suite que son art compte défenseurs acharnés
et adversaires farouches. La Ciofi peut tout sauf laisser indifférent.
Quand vous pensez connaître et aimer profondément un rôle
comme nous pensons connaître celui d'Aménaide, il est particulièrement
émouvant de rencontrer une Artiste qui vous offre la possibilité
de l'entendre et de le vivre pour la première fois.
Ciofi n'est pas une chanteuse, le chant
en tant que finalité ne l'intéresse pas. C'est une musicienne,
une actrice, une protagoniste même. Tout en respectant scrupuleusement
le texte écrit par Rossini, Ciofi réinvente son Aménaide,
lui apporte une vision de chair et de sang très éloignée
des enfantillages d'une Mei ou d'une Sumi Jo...
Malgré sa petite taille, ses
proportions juvéniles qui finalement épousent l'adolescence
du personnage, Ciofi domine la représentation, sans pour autant
écraser le moindre de ses partenaires.
Elle possède un sens rare de
la scène, viscéral, animal : son corps torturé, ses
mains, ses regards sont musique et théâtre. Son "Giusto Dio
che umile adoro" a l'intensité d'une scène de folie et se
montre digne des plus grandes. Avec un peu de recul, on réalise
à quel point la Ciofi emporte et convainc parce qu'elle s'implique
corps et âme, sans partage ni réserve. Ce don de soi total
est une expérience de plus en plus rare...
Musicalement, son Aménaide est
un modèle de style et de simplicité. Ciofi ne possède
pas un timbre particulièrement coloré ou typé, son
ambitus et son volume n'ont rien d'exceptionnel, mais, une fois encore,
son engagement transcende tout ce qu'elle touche.
Techniquement, sa prestation est irréprochable.
Cependant, il est difficile de ne pas nourrir une certaine appréhension
pour l'artiste lorsqu'on remarque, notamment au niveau de son visage, les
efforts que lui coûte cette performance. Si cela peut cadrer avec
un moment dramatique et douloureux, c'est beaucoup plus gênant dans
une grande aria de bonheur...
Mais au-delà de ces réserves,
sachant son goût pour les très fortes personnalités
dramatiques, on relève quelque chose de suicidaire, un parfum d'immolation
dans les prestations de Patrizia Ciofi. Tout en respectant les choix d'une
chanteuse à qui appartiennent évidemment son corps et son
instrument, on ne peut s'empêcher de se demander combien de temps
elle pourra se livrer ainsi, tant psychologiquement que physiquement. Bouleversé,
le public l'a portée par une ovation méritée et un
cri d'amour prolongé.
Ciofi à une très riche,
mais exigeante saison devant elle avec, notamment, Violetta et Pia di
Tolomei... Nous formons le voeu que cette artiste vraie et racée
bénéficie toujours des conditions de travail que mérite
son rare talent.
Ce Tancredi qui ouvrait le festival
fut une belle réussite, réconciliant chant et théâtre
dans un digne hommage au Cygne de Pesaro.
Philip T. PONTHIR