SOUS LE SOLEIL DE PESARO

un dossier proposé par Philip T. PONTHIR

 
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TANCREDI
PESARO, 18/08/04

[Patrizia Ciofi & Marianna Pizzolato]

Mélodrame héroïque en deux actes de Gaetano ROSSI
Musique de
Gioacchino ROSSINI

Edition critique de la Fondazione Rossini
avec le concours de Casa Ricordi
Sous la direction de PHILIP GOSSETT

Argirio GREGORY KUNDE
Tancredi MARIANNA PIZZOLATO
Amenaide PATRIZIA CIOFI
Orbazzano MARCO SPOTTI
Isaura AGATA BIENKOWSKA
Roggiero ANNA CHIERICHETTI

Direction musicale VICTOR PABLO PEREZ
Mise en scène, régie & costumes PIER LUIGI PIZZI
Coro di camera di Praga
Maître de choeur LUBOMIR MATL
Orquesta Sinfonico de Galicia

Représentation du 18 août 2004 (dernière)

La direction du festival ne prenait pas beaucoup de risques avec la reprise du Tancredi dans la vision de Pizzi. Ce spectacle a été un fabuleux écrin pour les plus grandes titulaires du rôle-titre et a fait le tour de l'Europe.

La médiatique Kasarova devait reprendre cet emploi qu'elle défend depuis longtemps, qu'elle a fait sien, envers et contre tout, nonobstant des moyens parfois peu idiomatiques, mais qu'elle utilise avec une énergie farouche et un engagement sincère qui en a désarmé plus d'un. La mezzo bulgare, très appréciée à Pesaro, a dû déclarer forfait trois semaines avant l'ouverture du ROF suite à un problème de santé qui la tiendra éloignée des scènes pendant plusieurs semaines...

Plutôt que de choisir l'option rassurante qui consiste à engager une titulaire de longue date, le festival, fidèle à une certaine politique de promotion des jeunes artistes, s'est tourné vers la mezzo italienne Marianna Pizzolato, issue justement de l'Academia Rossiniana où elle avait déjà incarné Melibea du Viaggio.

Sans faire l'unanimité au sein du comité directeur du festival, la jeune mezzo a relevé le défi.
Mais nous reviendrons plus tard sur cette prometteuse artiste.

Tancredi était donné au Palafestival. Il y aurait beaucoup à dire sur ce lieu très particulier, s'apparentant davantage à un hall sportif qu'à une salle de spectacle. On s'attend à tout moment à voir débouler Michael Jordan d'une des sorties de secours et l'inclinaison des gradins donne à tout mouvement de personnes âgées des allures de cascade dans un film d'action.
Pourtant, avec un minimum de bonne volonté, cela fonctionne et force est de reconnaître que le spectacle de Pizzi s'y intègre et dégage son message.

Depuis 1982 et déjà un premier Tancredi pour le ROF, tout a été dit sur la vision néo-classique du maître, son esthétique épurée, sur les décors aussi qui, loin d'écraser les protagonistes, ne font que recentrer le spectateur sur les chanteurs. Le metteur en scène sait que l'émotion naît des éléments les plus simples et les plus sincères. Intemporelle, sa lecture respecte profondément la musique, la poétique et ceux qui les servent. Pizzi impose sa griffe et développe son concept, mais tel un point de ralliement au service de l'oeuvre et non de son ego. Il suffit dès lors aux protagonistes de s'engager dans la voie ainsi frayée pour qu'un merveilleux travail d'équipe se mette en place, d'autant plus essentiel que la distribution a été remaniée. Tout en assurant la cohérence de l'ensemble, le metteur en scène sait respecter et intégrer la personnalité des acteurs, mettre en lumière leurs qualités, voire leurs limites afin de mieux traduire l'humanité de leurs personnages respectifs...

Dès les premières mesures de l'ouverture, nous avons été rassuré sur les conditions acoustiques du lieu, tout à fait satisfaisantes, ainsi que sur la capacité du maestro Perez à donner vie à l'une des plus belles partitions de Rossini.

Opérant des débuts très réussis au ROF, le chef espagnol ne propose pas une relecture révolutionnaire, mais installe chanteurs et public dans une très confortable situation d'échange dont nous ne sortirons à aucun moment.

Tout en prenant une part active en tant que protagoniste du spectacle, Victor Pablo Perez soutient, anticipe, met en valeur ses artistes. Une fois encore, l'équilibre est au rendez-vous.
Un plateau très homogène a offert une belle dernière soirée pour cette série de Tancredi.

Une fois n'est pas coutume, louons d'abord le travail admirable du Choeur de Chambre de Prague, en particulier les pupitres masculins. Dans ce spectacle, le choeur est perçu comme une unité, un tout, les mouvements de foule sont d'ailleurs réduits afin de ne pas gêner la vision de l'ensemble et mettre davantage en valeur le protagoniste du moment. Le chef de choeur, Lubomir Matl, opère un travail remarquable depuis plus de 20 ans et c'est un réel bonheur que d'entendre ces parties dans toute leur simplicité et leur pureté vocale.

Initialement prévue pour le rôle d'Isaura, Marianna Pizzolato laissa son emploi à Agata Bienkowska. La mezzo polonaise, très appréciée du maestro Zedda, a donc fait ses débuts au ROF cette année. Nous l'avions personnellement découverte à Liège, où elle devait sauver une Donna del Lago menacée par le forfait de Daniella Barcellona, indisposée.

Alors qu'elle affronte avec Isaura un emploi à sa réelle mesure, nous ne pouvons qu'exprimer une impression mitigée : l'artiste est belle, émouvante scéniquement. Elle a de toute évidence beaucoup étudié ses notions de style et de syntaxe rossinienne, mais force est de reconnaître que l'émission devient de plus en plus problématique, artificiellement grossie et limitant considérablement la tessiture dans laquelle la cantatrice évolue efficacement. La très jolie aria "Tu che i miseri conforti" est rendue dans sa plénitude, mais elle ne devrait pas lui coûter de tels efforts, par trop sensibles.

Mention sympathique pour le Roggiero d'Anna Chierichetti, qui réussit la gageure de toucher le public avec le modeste et enfantin "Torni alfin ridente".

Marco Spotti, lui, est sous distribué dans le rôle d'Orbazzano. Habité par le souvenir d'un Sparafucile professionnel mais routinier, il nous a fallu quelques instants pour reconnaître le chanteur, métamorphosé tant physiquement que vocalement. Sans en faire des tonnes, Spotti impose, par son charisme et une couleur de voix rare, un Orbazzano de luxe, éloigné des clichés et refusant de jouer au Vilano. Dommage que son personnage réside principalement dans le recitativo...Nous sommes impatient de réentendre ce bel artiste dans un véhicule plus exigeant sur le strict plan vocal.

Le ténor américain Gregory Kunde revenait au ROF afin d'ajouter avec Argirio une autre figure élevée à la liste de ses Idreno, Rinaldo, Arnold et Ricciardo (Ricciardo e Zoraide). Fort d'une splendide carrière où il a affronté crânement les emplois les plus ardus et aigus du répertoire avec des résultats vocaux et stylistiques souvent probants, Kunde est désormais à un stade avancé de sa carrière. Sa forme et ses moyens actuels s'accommodent encore fort bien de la figure paternaliste d'Argirio. En très grand professionnel, il connaît les enjeux, les décode et les assume avec un certain aplomb.


[Gregory Kunde & Patrizia Ciofi]

Scéniquement, sa composition définit très bien son déchirement entre devoir politique et attachement paternel, les échanges avec Aménaide sont d'ailleurs particulièrement touchants. 
Kunde est un vieux routier de ce répertoire, il peut compter sur un métier précieux et sur quelques ficelles qui le tirent de moments délicats sans pour autant tricher. Cependant, sur le plan du chant - capital chez Rossini, faut-il le dire -, le ténor américain s'est présenté ce soir là dans une forme que nous qualifierons de préoccupante. Fatigue à l'issue des représentations ? Fin de saison ? Usure des moyens ? L'artiste connaît la réponse. Gregory Kunde affronte Argirio avec un instrument très érodé. Les couleurs et le timbre n'ayant jamais constitué ses points forts, il pouvait cependant compter sur un aigu et un suraigu glorieux et surhumain. Le médium est devenu très creux, le volume est réduit et l'aigu se cherche souvent. Il faut pourtant reconnaître que sur le plan du chant rossinien, Kunde délivre musicalement encore une très belle leçon... Il doit sans doute réfléchir à ses futurs emplois au sein du répertoire rossinien : les scories de la voix peuvent servir les affres d'un père qui doute et souffre, le chanteur, de par sa sensibilité, sachant encore transformer ses limites en atouts, mais qu'en serait il dans les flamboiements quasi "baroques" d'un nouvel Idreno ?

Dire qu'il n'y a eu aucune déception suite à la défection de la Kasarova serait sans doute un peu exagéré. Le public aime être rassuré et chérit les noms de stars. Pourtant, avec de flatteurs échos de couloirs et une curiosité qui les caractérisent également, les spectateurs du festival semblent être venus à la rencontre de Marianna Pizzolato sans a priori négatif.


[Marianna Pizzolato]

Diplômée du Conservatorio Bellini de Palerme, la mezzo a déjà interprété Tancredi en décembre 2001. Depuis, Vivaldi, Haendel, Cavalli lui ont permis de s'exprimer régulièrement sur scène. Protagoniste de l'édition 2003 de l'Accademia Rossiniana, elle avait défendu une intéressante Melibea, ce qui lui valut cette opportunité très médiatique, mais aussi à double tranchant.

Dès sa scène d'entrée, le public doit se faire à l'idée qu'il n'entendra pas le Tancredi d'une Horne, Podles ou Valentini Terrani. Très intelligemment, Pizzolato évite ce jeu de comparaison et joue la carte de l'adolescent, naïf et entier dans sa fougue et ses égarements sentimentaux. Elle porte très bien le travesti et se meut avec aisance sur scène, c'est en musicienne accomplie qu'elle défend et vit son héros. Sans pour autant nous convaincre totalement de sa capacité à chanter di sforza les purs moments de bravura (mais qui le peut à l'heure actuelle, hormis la Podles ?), la jeune mezzo italienne s'en sort aussi bien que d'autres titulaires du rôle. Le rôle est grave, sans doute un peu trop pour elle, dont l'instrument se libère davantage dans l'octave aigue, on réalise d'ailleurs que la musicienne n'aurait pas intérêt pour le moment à s'enfermer dans des emplois trop graves.

Le ROF a opté pour le "finale tragico" de Ferrara qui clôt l'oeuvre sur un fil de voix de la protagoniste, exercice où la chanteuse déploie toute sa musicalité et nous émeut. En outre, elle forme avec son Aménaide un couple pudique, touchant, d'une rare jeunesse et donc particulièrement convaincant. 

Sciemment, nous terminons avec Patrizia Ciofi. La soprano revenait pour la troisième fois au ROF après Le Nozze di Teti en 2001 et une Fiorilla plus controversée en 2002. Malgré ses airs d'éternelle adolescente, Ciofi affiche quinze ans de scène, d'abord principalement italienne, fréquentant Martina Franca où Sergio Segalini agit en véritable mentor. Suite aux problèmes vocaux de Natalie Dessay, le public hexagonal découvrit le rare tempérament de la soprano italienne dans Lucie de Lammermoor, à Lyon puis au Châtelet en 2002. Depuis, sa carrière a été fort médiatisée et on l'a entendue régulièrement à Paris.

Ciofi apparaît dans le paysage lyrique contemporain, aseptisé et mercantile, comme une des rares vraies personnalités en activité.

Une fois ce constat posé, on comprend de suite que son art compte défenseurs acharnés et adversaires farouches. La Ciofi peut tout sauf laisser indifférent. Quand vous pensez connaître et aimer profondément un rôle comme nous pensons connaître celui d'Aménaide, il est particulièrement émouvant de rencontrer une Artiste qui vous offre la possibilité de l'entendre et de le vivre pour la première fois.

Ciofi n'est pas une chanteuse, le chant en tant que finalité ne l'intéresse pas. C'est une musicienne, une actrice, une protagoniste même. Tout en respectant scrupuleusement le texte écrit par Rossini, Ciofi réinvente son Aménaide, lui apporte une vision de chair et de sang très éloignée des enfantillages d'une Mei ou d'une Sumi Jo...

Malgré sa petite taille, ses proportions juvéniles qui finalement épousent l'adolescence du personnage, Ciofi domine la représentation, sans pour autant écraser le moindre de ses partenaires.

Elle possède un sens rare de la scène, viscéral, animal : son corps torturé, ses mains, ses regards sont musique et théâtre. Son "Giusto Dio che umile adoro" a l'intensité d'une scène de folie et se montre digne des plus grandes. Avec un peu de recul, on réalise à quel point la Ciofi emporte et convainc parce qu'elle s'implique corps et âme, sans partage ni réserve. Ce don de soi total est une expérience de plus en plus rare...

Musicalement, son Aménaide est un modèle de style et de simplicité. Ciofi ne possède pas un timbre particulièrement coloré ou typé, son ambitus et son volume n'ont rien d'exceptionnel, mais, une fois encore, son engagement transcende tout ce qu'elle touche.

Techniquement, sa prestation est irréprochable. Cependant, il est difficile de ne pas nourrir une certaine appréhension pour l'artiste lorsqu'on remarque, notamment au niveau de son visage, les efforts que lui coûte cette performance. Si cela peut cadrer avec un moment dramatique et douloureux, c'est beaucoup plus gênant dans une grande aria de bonheur...
Mais au-delà de ces réserves, sachant son goût pour les très fortes personnalités dramatiques, on relève quelque chose de suicidaire, un parfum d'immolation dans les prestations de Patrizia Ciofi. Tout en respectant les choix d'une chanteuse à qui appartiennent évidemment son corps et son instrument, on ne peut s'empêcher de se demander combien de temps elle pourra se livrer ainsi, tant psychologiquement que physiquement. Bouleversé, le public l'a portée par une ovation méritée et un cri d'amour prolongé.

Ciofi à une très riche, mais exigeante saison devant elle avec, notamment, Violetta et Pia di Tolomei... Nous formons le voeu que cette artiste vraie et racée bénéficie toujours des conditions de travail que mérite son rare talent.

Ce Tancredi qui ouvrait le festival fut une belle réussite, réconciliant chant et théâtre dans un digne hommage au Cygne de Pesaro.
 
 

Philip T. PONTHIR
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