Il
y a tout d'abord ce timbre, extraordinairement rond et chaleureux, qui,
dès la première note, enchante l'oreille, mais aussi, bien
sûr, une sensibilité, une élégance et une sobriété,
jamais prises en défaut, que cela soit dans Mozart, Monteverdi,
Händel, Bach ou Scarlatti, et qui en font l'une des artistes les plus
attachantes et les plus chérissables de la scène lyrique
et concertante actuellement en activité.
Le mois dernier, on a
pu la découvrir dans un registre inhabituel : dans Il Matrimonio
Segreto, de Domenico Cimarosa, au Théâtre des Champs- Elysées,
elle était Fidalma, la tante casque bleue malheureuse en amour (mais
heureuse en costumes dans cette production). Bien que sans doute fatiguée
par une série de représentations enlevées, Bernarda
Fink a accepté de répondre, à l'issue de la dernière,
à mes questions, autour d'un chocolat réparateur - et bien
mérité.
Bernarda Fink, on a pu
dernièrement vous voir en Fidalma dans Il Matrimonio Segreto
de Domenico Cimarosa au Théâtre des Champs-Élysées
- un rôle assez éloigné des personnages auxquels vous
nous aviez habitués jusqu'à présent (Cornelia, Penelope,
Orfeo, Caino... ). Qu'est- ce que cela fait de se retrouver dans ce type
de personnage - et comment y êtes- vous entrée ?
Je dois dire tout d'abord
que je fais peu d'opéra - environ une production par an. J'avais
fait Dorabella il y a un an et demi au Théâtre des Champs-Élysées,
et c'est à cette occasion que Dominique Meyer m'a donné la
partition du Matrimonio Segreto, que je ne connaissais pas du tout.
En lisant le libretto, je me suis dit que c'était intéressant,
c'était comique ; et comme je n'avais pas d'autre production d'opéra
prévue pour cette année, je me suis dit que j'allais l'accepter,
un peu aussi comme un défi, d'ailleurs ; je savais que cela le serait,
car je fais il est vrai assez peu ce type de rôle. Et effectivement,
cela n'a pas été simple au début, mais j'ai pu me
prouver à moi- même que je pouvais également entrer
dans un rôle qui ne correspond pas vraiment à mon caractère
ou mon tempérament ; c'est amusant de faire des choses un peu différentes
de temps à autre.
En voyant sur scène
votre Fidalma, j'ai justement un peu repensé à votre Dorabella
- elles ont un petit air de famille, quelque part... Car si l'on prend
le livret, le dernier acte la montre sous un jour peu sympathique (elle
est prête à envoyer sa nièce au couvent !), alors que
telle que vous la jouez, elle est assez touchante, finalement.
J'ai été très
rassurée dès le départ, en sachant que c'était
Pierre Audi qui allait mettre en scène ce Matrimonio - si cela avait
été quelqu'un d'autre, je ne suis pas sûre que j'aurais
accepté, je dois dire que je me méfie un peu des metteurs
en scène... Mais j'avais déjà travaillé à
deux reprises avec Pierre - un Orfeo et un Ritorno d'Ulisse
monteverdiens - , et j'avais trouvé ces deux productions extrêmement
belles ; ce que j'aime surtout, chez lui, c'est le minimalisme des mouvements,
l'intériorisation - il ne cherche pas l'effet extraverti, les gags,
qui pourraient très bien être utilisés dans une telle
pièce. Je savais également qu'il n'allait pas me demander
d'être autre chose que moi- même ; il a essayé de respecter
ce que j'étais - je ne me suis pas sentie "violée" de ce
point de vue. Car Fidalma pourrait bien sûr être un caractère
bouffe, un peu ridicule, ce qui n'est pas le cas ici. Il a voulu aussi
que cette tante soit assez proche de ses deux nièces, comme pour
en faire trois soeurs - ce que je trouve juste, cela devient ainsi plus
intéressant, car la tante s'avère être aussi, éventuellement,
candidate au mariage... ce qui rend la chose encore plus comique, quelque
part ! Et quand j'ai lu le libretto, j'ai bien aimé la scène
avec le ténor, avec tous ces malentendus... [rires] Mais il est
vrai que j'ai maintenant un grand désir de revenir à ce qui
est "ma" musique, "mon" répertoire, comme par exemple le Knaben
Wunderhorn que je vais bientôt chanter, ou encore la série
de récitals que je vais donner prochainement.
En parlant de répertoire,
et puisque vous évoquiez justement Mahler - vous donnez l'impression
d'aller progressivement vers un répertoire plus "lyrique", plus
"large", que ce soit avec Mahler, ou les Wesendonck-Lieder...
Je ne sais pas si c'est vraiment
lyrique, mais je crois que je m'ouvre de plus en plus au "grand" répertoire
symphonique. J'aime beaucoup le faire avec des orchestres sur instruments
d'époque, comme l'Age of Enlightenment, avec lequel j'ai fait ces
Wesendonck-Lieder
- je ne sais pas si je les ferais avec un orchestre moderne ; il faudrait
voir qui serait le chef et quelle serait sa conception. Évidemment,
je ne suis pas une wagnérienne - ce qui n'est pas, au demeurant,
nécessaire, je pense, dans ces mélodies, qui sont d'ailleurs
la seule oeuvre de Wagner que je me risque à chanter (autrement,
je ne pense pas que cela soit ma cup of tea, pour le moment en tout cas).
J'aime beaucoup pouvoir entrer dans ce répertoire du lied avec orchestre,
même si je me sens chez moi dans tous ces oratorios que je ne cesse
de chanter par ailleurs, évidemment.
Vous avez également
chanté des Nuits d'été avec Gardiner, l'été
dernier... Avez- vous l'intention d'aller plus avant dans Berlioz ?
Oui, je vais chanter Marguerite
dans La Damnation de Faust l'été prochain, encore
avec Gardiner. Je ne sais pas où cela sera, quelque part en France,
je crois, fin juillet, début août.
Comment équilibrez-
vous entre opéra, concerts symphoniques et récitals ? Essayez-
vous d'ailleurs de trouver un équilibre ?
Je dois dire que j'ai de
la chance de ce côté, cela se présente en général
plutôt bien. Le critère principal est plutôt de voir
si l'oeuvre et le chef m'intéressent ; à quoi il faut bien
sûr ajouter aussi l'orchestre et le lieu. J'ai la chance de ne faire
que des choses très, très belles ; je n'ai pas besoin de
chercher de travail, et n'ai que des propositions qui me plaisent énormément.
Et cela ne me pose pas de problème s'il n'y a tout à coup
que du baroque, puis plus tard du Mahler ou un récital... Simplement,
il faut un certain temps pour se concentrer entre les différents
projets.
Vous parliez à
l'instant de l'importance des chefs ; or il en est un qui a particulièrement
compté dans votre carrière - René Jacobs...
Ah, mon expérience
avec René... Je garde toujours le souvenir de l'époque où
je l'ai connu - c'était il y a treize ans - ; j'ai dû remplacer
une chanteuse hospitalisée dans son enregistrement de Flavio de
Händel. J'ai dû apprendre le rôle en une semaine. Il m'avait
auditionnée deux mois plus tôt, et à ce moment-là
j'avais senti qu'il avait aimé ce que j'avais fait, mais il n'avait
aucun projet à m'offrir encore... C'est lui qui m'a appris tous
ces airs, assis là, des heures durant, au clavecin - alors c'est
rentré très vite, car c'était une vraie joie de voir
comment il jouait, improvisait, cherchait des cadences qui aillent à
ma voix... C'était inoubliable, un moment de pur bonheur. Et cela
se répète à chaque fois que je chante avec lui - même
s'il y a parfois des moments difficiles, comme partout ; vous savez, à
l'opéra, il y a toujours des moments où l'on s'énerve,
des clashs, mais chez lui, c'est toujours la musique qui gagne.
Et cela donne des enregistrements
comme votre Orfeo gluckien...
Oh oui ! Cela a également
été un grand bonheur. C'est une musique que j'aime. Ah !
Gluck, je ne sais pas ce qu'il a, mais c'est émouvant ! C'est simple
! Et c'est d'une profondeur !
Dans un tout autre registre
- Harmonia Mundi vient de publier un superbe récital Schumann que
vous avez enregistré avec Roger Vignoles, comportant notamment ce
merveilleux cycle, Frauenliebe und - leben... Comment est venu ce
projet ? Etait- ce votre idée, ou une proposition d'Harmonia Mundi
?
Il se trouve que tous les
enregistrements que j'ai faits avec René Jacobs sont publiés
chez Harmonia Mundi. Je connaissais donc Eva Coutaz depuis des années,
et petit à petit, elle a émis l'idée de travailler
plus en particulier avec moi, et de faire ainsi plusieurs disques en solo,
dont voici donc le premier. J'aime beaucoup travailler avec Roger, et ai
eu un très grand plaisir à mieux connaître Schumann
- et notamment le cycle des Lenau-Lieder, qui est assez peu connu
et très rarement donné- de cette façon. Il crée
des mélodies si différentes les unes des autres, et je m'y
sens très bien, comme chez Brahms d'ailleurs. C'est la difficulté
de ce répertoire, qui est sans doute le plus difficile de tout ce
qui est écrit pour la voix, cela demande une préparation
très longue, beaucoup de réflexion - il faut méditer
les textes. Ce sont des petits joyaux - c'est connu, je ne dis là
rien de nouveau- , comme de petits opéras ; et c'est un défi
qui est énorme, mais qui me procure beaucoup de plaisir ! Cela m'intéresse
de continuer dans ce domaine ; je suis contente d'avoir l'occasion de pouvoir
faire plus de récital, je me sens actuellement plus mûre pour
cela.
Mais est- ce que, justement,
votre très grande expérience de l'oratorio - et de toutes
ces musiques de Scarlatti, Bach, et tant d'autres que vous avez abordées
avant avec les baroqueux- ne vous aurait pas, d'une certaine manière,
influencée dans votre approche de, par exemple, Frauenliebe und
- leben ? Car je trouve qu'il y a dans ce cycle un équilibre toujours
très difficile entre l'émotion et la retenue, de savoir jusqu'où
l'on peut aller dans l'émotion, tout en restant toujours très
pudique... Alors je me demandais s'il n'y aurait pas une lointaine connection
avec l'oratorio de ce point de vue ?
Je crois que ce que vous
dites là est intéressant - car il est nécessaire de
toucher un peu à tous les répertoires. Évidemment,
chaque chanteur a une inclination plus forte pour un répertoire,
l'un ira plus vers l'opéra, l'autre vers le lied ; mais je crois
que l'un enrichit l'autre. Et en ce qui me concerne il est sûr que
le fait d'avoir fait des années de baroque m'a donné, peut-
être, une souplesse de la voix, une flexibilité, aussi, de
pouvoir passer par exemple d'une voix lisse, senza vibrato, à
une voix vibrée, etc. - même si je ne suis jamais contente,
et j'espère pouvoir toujours plus progresser dans ce sens. C'est
bien sûr grâce à René - sans lui je ne serais
sans doute pas ainsi allée vers la musique ancienne. Et je remarque
également, quand je chante Mahler, ou Wagner, que le baroque m'a
beaucoup marquée - j'espère de manière bénéfique.
Vous avez un autre enregistrement
- toujours avec Vignoles au piano- , de mélodies espagnoles cette
fois, qui doit paraître très prochainement chez Hyperion...
Ah, ça, c'est aussi
un projet qui m'est très cher... Nous l'avons enregistré
il y a deux ans, avant de commencer cette collaboration plus intime avec
Harmonia Mundi. Il doit sortir probablement en mai, et je l'attends avec
impatience, car j'ai vraiment craqué pour ce répertoire.
Cela m'a tellement plu que j'aimerais encore enregistrer de la musique
espagnole ! Il y a là de véritables diamants, notamment chez
Rodrigo, des petites mélodies absolument charmantes, avec un magnifique
traitement du piano, c'est vraiment d'une extraordinaire beauté
; et j'adore ce tempérament espagnol !
Et, en dehors des concerts
cités précédemment, quels sont vos autres projets
?
Il y a deux moments que j'attends
avec une impatience toute particulière ; il s'agit de deux concerts
avec la Missa Solemnis de Beethoven, l'un avec le Berliner Philharmoniker
sous la direction de Nikolaus Harnoncourt, qui dirige cela à merveille,
et l'autre avec le Wiener Philharmoniker, un mois plus tard, sous la direction
de Franz Welser-Möst. Cela sera assurément très intéressant
! J'ai également quelques récitals le mois prochain, puis
une tournée avec l'Akademie für alte Musik Berlin, dans laquelle
nous passerons par pas mal de grandes métropoles européennes,
avec au programme une cantate de Bach et le Stabat Mater de Scarlatti.
Je vais également chanter la Saint Jean en Argentine, dans
un festival dont j'accepte très volontiers les invitations car ils
m'ont beaucoup aidée à mes débuts, alors que j'étais
encore étudiante - en fait, j'ai commencé ma carrière
avec des cantates de Bach que j'ai chantées dans ce festival, à
Buenos Aires. Il s'agira bien entendu d'un concert à leur bénéfice,
car ils risquent de devoir mettre la clé sous la porte. Et les difficultés
en Argentine en ce moment sont tellement énormes qu'il faut absolument
se mobiliser pour les aider à survivre.
Une toute dernière
question, qui cette fois touche à l'évolution de votre voix
en elle-même... Lorsque l'on regarde l'évolution de votre
répertoire, vous semblez monter de plus en plus dans l'aigu - vous
avez notamment chanté Shéhérazade de Ravel,
l'an dernier...
En effet, vous avez raison...
J'ai toujours eu cet aigu, et... je ne sais pas, cela s'est présenté
comme ça. J'ai la chance aussi d'avoir ces graves, et j'ai dû
les utiliser, lorsque j'ai fait notamment Pénélope. Je ne
suis pas, et n'ai jamais été un alto ; c'est simplement,
peut-être, que j'ai la chance de pouvoir bien mélanger voix
de poitrine et voix de tête... Mais je suis bien contente de pouvoir
montrer que je suis mezzo, et retrouver un peu les hauteurs, monter vers
le soleil, au lieu de toujours me retrouver au sous- sol... [rires]
Est-ce à dire,
par exemple, que vous ne reprendriez plus Cornelia ?
La musique en est magnifique,
bien sûr, mais il est vrai que je ne sais pas si j'ai encore envie
de pleurer autant ! [rires] C'est un personnage tellement malheureux, et...
- je ne sais pas. J'ai déjà fait l'expérience, et
elle était tellement belle que je ne sais pas si je pourrais la
refaire aussi joliment. Probablement préfèrerais-je découvrir
un nouveau répertoire...
Mathilde Bouhon
Vient de paraître
: Robert Schumann - Lieder
(Frauenliebe und - leben op 42, Lenau-Lieder op90, Lieder). Avec Roger
Vignoles, piano. 1CD Harmonia Mundi HMC 901753