Pour Kent Nagano,
le répertoire symphonique et le répertoire
opératique ne font qu’un. D’ailleurs, le chef
américain est autant connu pour avoir été à
la tête d’orchestres (Deutsches Symphonie-Orchester de
Berlin, Hallé Orchestra, aujourd’hui l’Orchestre
Symphonique de Montréal) que de maisons d’opéra
(Opéra National de Lyon et aujourd’hui le Bayerische
Staatsoper à Munich).
Notre discussion a donc navigué entre répertoire
opératique et répertoire symphonique, et entre les
époques, d’Unsuk Chin (compositrice coréenne
contemporaine) à Heinrich Schütz (qui composa le premier
opéra allemand).
Ainsi, à Munich, tout en ayant un œil vers le futur (avec
des projets de commande d’opéras) et de nouveaux horizons
(les opéras de jeunesse de Verdi, un cycle slave), Kent Nagano
compte aussi renouer avec la tradition opératique (cycle
Strauss) et symphonique du Bayersiches Staatsoper dont
l’orchestre fut originellement l’orchestre de la Cour de
Bavière s’illustrant donc dans le répertoire
instrumental. D’ailleurs, nous le rencontrons à
Baden-Baden, où il donnait la veille un concert de Symphonies de
Schumann avec l’Orchestre de l’Opéra... !
Ce
doit être émouvant que la vie vous amène à
Munich alors que c’est un musicien ayant étudié
justement à Munich, Wachtag Korisheli, qui fonda la
conservatoire de Morro Bay, la ville de Californie où vous avez
grandi et appris la musique.
Oui, ce fut profondément émouvant de venir à
Munich, et en même temps, c’était une grande
découverte car si on entend parler d’un endroit par les
livres, l’actualité, les récits etc., la
réalité est parfois toute autre. Par ailleurs, mon
professeur [ Wachtag Korisheli ] a connu la Munich de la
seconde guerre mondiale et bien sûr, ce n’est plus cette
ville-là aujourd’hui.
A regarder votre
carrière, on voit que vous avez autant dirigé au Concert
qu’à l’Opéra. Aujourd’hui, vous
êtes d’ailleurs responsable d’un Orchestre (celui de
Montréal) et d’une maison d’Opéra (le
Bayerische Staatsoper), est-ce un hasard ou une volonté ? Ces
deux pratiques vous apportent-elles autant ?
Le répertoire d’opéra et le répertoire
symphonique sont liés. L’un est une sorte d’
« extension », d’émanation de
l’autre. Je n’ai jamais ressenti le besoin
d’écarter l’un ou l’autre car pour moi, ce ne
sont pas deux choses séparées. La musique symphonique est
aussi une musique dramatique, sans mots bien sûr, mais on y
trouve du théâtre, de l’émotion dans les
couleurs, les structures, la virtuosité instrumentale etc.
C’est pourquoi musique symphonique et opéra sont pour moi
indissociables.
Votre curiosité
semble insatiable et on vous doit de merveilleuses découvertes
ou redécouvertes. Je pense à la version en 4 actes de Billy Budd, aux Dialogues des Carmélites avec tous les interludes orchestraux, à la version initiale d’Ariadne auf Naxos, à la Salomé en version française (établie par Strauss lui-même), à Rodrigue et Chimène de Debussy, à Arlechino ou Turandot de Busoni, Susannah de Floyd etc.
Où vous conduit
cette curiosité aujourd’hui ? Quelles œuvres
vous passionnent aujourd’hui ou vous passionneront demain ?
Il y a une grande tradition à Munich. Nous allons bientôt
célébrer les 400 ans de la fondation de l’Orchestre
de la Cour de Bavière qui est aujourd’hui devenu
l’Orchestre de l’Opéra mais qui n’a pas
toujours été uniquement voué à
l’opéra. Il y a peu d’orchestres qui ont une si
longue histoire, nous sommes même l’orchestre le plus
ancien d’Allemagne.
Ce qui est intéressant à Munich, ce sont les compositeurs
qui ont été liés à l’histoire de cet
orchestre, d’Orlando di Lassus à R. Strauss en passant par
Mozart ou Wagner. Certaines œuvres créées ici ont
changé le cours de l’histoire de la musique comme Idoménée ou Tristan und Isolde.
Je souhaite que cette tradition d’innovation dont nous avons héritée puisse se poursuivre.
Alors justement, votre goût pour la musique contemporaine vous a conduit de Messiaen (Saint-François d’Assise à Salzbourg avec Peter Sellars) à John Adams (dont on vous doit de magnifiques enregistrements de The death of Klinghoffer ou El Niño)
et aujourd’hui, notamment à Wolfgang Rihm ou à la
merveilleuse compositrice Unsuk Chin dont vous avez créé
l’opéra Alice au pays des merveilles l’an dernier à Munich.
Avez-vous d’autres projets de ce côté-là ? Des projets de commande peut-être ?
Nous venons de donner la création mondiale à New York et
Montréal de la nouvelle œuvre d’Unsuk Chin.
C’était très important pour elle et pour nous car
il s’agit de la première grande partition symphonique
qu’elle a écrite et qui est très
intéressante.
Au Staatsoper, nous avons créé une œuvre de
Philippe Manoury qui a provoqué un effet énorme.
C’est la première fois que l’on jouait du Manoury
ici. Et nous avons des projets de créations d’opéra
avec Peter Eötvös ou Georges Benjamin.
La place de
l’opéra contemporain est déjà forte dans les
saisons du Bayerische Staatsoper (Rihm, Henze, Chin...)...
Oui, cela fait partie de la tradition ici à Munich. Imaginez le
scandale après Tristan, le scandale après les
premières exécutions de Salomé
immédiatement après la création à Dresden,
c’est inimaginable !
... oui, et tout comme Salomé
fut très vite présentée à Munich
après sa création, Parsifal fut joué ici aussi un
an après sa création, par la volonté de Louis II,
alors que l’interdiction de jouer l’œuvre en dehors
de Bayreuth était de mise et allait tenir 20 ans !
Mais, dans le même
ordre d’idées, j’en viens maintenant à
l’invitation au Staatsoper de metteurs en scène aux
univers particuliers et à la personnalité forte qui
parfois font scandale, par exemple en France. Je pense à
Krzysztof Warlikovski (pour Eugène Oniéguine), Dmitri Tcherniakov (pour Khovanschina), Franz Konwitschny (pour Parsifal) ou Christof Loy (pour Les Bassarides de Henze).
Comment le public bavarois
réagit-il face à cet élargissement du
répertoire et à des spectacles qui tranchent avec la
tradition ?
Nous avons ici à Munich un public assez remarquable et
particulièrement lié au théâtre, et cela a
toujours été le cas. Par exemple si on lit les lettres de
Mozart à son père, on voit qu’il y fait
référence au public et l’appréciation de la
sophistication qu’il avait. Si vous vous rendez à Munich,
peut-être sentirez-vous la passion du public pour le
théâtre. C’est assez exceptionnel. Je ne suis ici
que depuis deux saisons, mais j’ai remarqué que le public
réagit avant tout à la qualité de la mise en
scène et non à l’aspect éventuellement
provocateur. J’ai ainsi constaté de sa part une
réception très chaleureuse pour des concepts très
modernes et, inversement, des réactions assez négatives
pour des options plus traditionnelles.
Je vous rejoins tout
à fait car j’ai constaté qu’effectivement le
public a, par exemple, chaleureusement accueilli la production pourtant
particulièrement dure et violente de Khovanschina de Moussorgsky
(mise en scène par Dmitri Tcherniakov) l’an dernier.
Pour cet ouvrage
inachevé, vous aviez d’ailleurs choisi la version de
Chostakovitch avec le Finale de Stravinsky, pourquoi ce choix ?
C’était un choix commun avec Dmitri Tcherniakov, un choix
issu d’une très longue période de gestation
où nous avons beaucoup parlé. Une des priorités
fut de faire un récit le plus compréhensible possible [
à cause de l’inachèvement, la trame de
l’ouvrage n’est en effet pas toujours des plus claires
(NDLR) ] sans toucher la musique de Moussorgsky. Nous avons voulu
terminer avec l’immolation [ de la Secte des Vieux Croyants ]
dans un esprit de vide. Et c’est le Finale
de Stravinsky qui nous a paru le plus adapté à cette
conception qui, de plus, nous semble être la plus proche de
l’idée originale de Moussorgsky.
La version de Rimsky-Korsakov était donc exclue ?
Rien n’était exclu. Nous avons examiné toutes les
possibilités. Pour le concept de Tcherniakov, qui
mélangeait différentes périodes de
l’Histoire, la version de Chostakovitch semblait plus
adaptée. Ca ne veut pas dire qu’un jour, ce sera une autre
version.
Mais vous même qui
avez étudié la composition, n’avez-vous pas
été tenté de retoucher cette partition
inachevée comme l’ont fait certains chefs comme Claudio
Abbado ou Valery Gergiev ?
On est toujours tenté mais on n’ose pas avec les grands ! (rires)
Venons-en à présent à Parsifal.
J’aimerais connaître votre sentiment sur cette œuvre
que vous avez déjà dirigée, notamment ici à
Baden-Baden. Voyez-vous cet opéra plus comme un Festival
« sacré », comme l’a
désigné Wagner, ou davantage comme un opéra
« comme un autre », avec une action dramatique
forte. Est-ce que votre conception influe sur votre direction notamment
au niveau des tempi ?
Les tempi sont un
résultat d’autres priorités, celles des paroles, du
rythme dramatique, de la couleur, du son. Si on respecte ces
priorités, on arrive à un tempo organique qui doit
être flexible et pas du tout métronomique et ce, dans le
but d’arriver à une expression naturelle.
Aujourd’hui, je ne sais pas le tempo que je prendrai car
c’est quelque chose qui peut évoluer au cours des
représentations. Ce n’est pas une question fondamentale
pour moi.
Je suis surpris, je pensais que pour Parsifal, la question du tempo
était primordiale et déterminante dans
l’appréhension de l’œuvre. Ce sont en effet
les différences de tempo qui frappent peut-être le plus
entre les versions de cette œuvre si particulière.
Oui, Parsifal est un
opéra spécial chez Wagner (il l’a dit
lui-même). C’est d’ailleurs pour moi un des plus
grands chefs d’œuvre qu’il ait écrit et
ça reste une œuvre à part de manière
générale qui nécessite ainsi un travail
particulier.
Effectivement, on sait l’écriture particulière de Parsifal,
conçue pour Bayreuth nourrie de l’expérience que
Wagner eut de l’écoute de son Ring in situ, une
écriture qui individualise parfois fortement les
différentes familles de l’orchestre, avec une
prédominance des cuivres dans certaines pages, avec cet
orchestre massif (15 bois, 11 cuivres) mais qui - à Bayreuth -
ne couvre jamais les chanteurs.
Comment trouve-t-on
l’équilibre entre les masses instrumentales d’une
part, et entre l’orchestre et les chanteurs d’autre part,
avec une fosse qui n’est pas celle de Bayreuth ?
Est-ce réellement
un problème ou est-ce une opportunité de faire
sonner autrement la richesse contrapuntique et
« timbrique » de la partition ?
Ca peut effectivement poser des défis mais il y a plusieurs
composantes : la fosse, l’acoustique du théâtre
mais aussi le son de l’orchestre. A Munich, la fosse est
complètement ouverte et la balance s’est faite assez
naturellement après que j’ai eu plusieurs
expériences avec cet orchestre avant Parsifal.
J’ai aussi dirigé Parsifal
ici au Festspielhaus de Baden-Baden, avec une fosse qui possède
un son beaucoup plus direct et avec mon orchestre de
l’époque, le Deutsches Symphonie-Orchester de Berlin qui
joue rarement à l’opéra, c’était un
challenge car les défis étaient très
différents.
Vous semblez un musicien comblé. Vous reste-t-il un rêve à réaliser ?
Il me semble que le jour où l’on arrête de rêver, c’est qu’on est mort non ?! (rires)
Il me reste tellement de rêves que je reste éveillé
la nuit à y réfléchir !
Plus sérieusement, j’investis beaucoup
d’énergie dans le Staatsorchester, l’Orchestre de
l’Opéra, qui est l’ancienne Staatskapelle de Munich,
et je cherche à mettre en valeur son histoire et sa tradition
symphonique. C’est un projet qui s’engage sur plusieurs
années.
Vous allez concurrencer le fameux Orchestre de la Radio Bavaroise !?
Pas du tout car nous avons une histoire tout à fait unique que
nous voulons mettre en avant, que ce soit au niveau du
répertoire que dans la manière de jouer. Car ici, nous
sommes bavarois mais avec des liens avec l’Italie, Wien et
l’Autriche, avec Mahler, Bruckner mais aussi bien plus avant avec
Schütz ou Gabrieli... ! C’est tout cela sur quoi nous
voulons travailler ici à Munich.
Entretien : Pierre-Emmanuel Lephay
Baden-Baden, 16 mars 2008
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Compte rendu de Parsifal
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Site du Bayerische Staatsoper
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