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Jacques Rouché
Jacques Rouché
© Bibliothèque-musée de l'Opéra
Vive l’opéra à Grand-papa !
A
l’heure où une Traviata d’avant-garde s’épuise sous les ors du Palais
Garnier, une exposition traite au même
endroit de la modernité à l’opéra à travers la figure de Jacques Rouché
(1862-1957), directeur de « la Grande Boutique » de 1914 à 1945. Le
siècle dernier, une époque révolue et démodée, celle de nos
grands-parents, Pfut… ! Autant souffler sur un amas de poussières. Et
pourtant, à la lumière de ces deux événements, entre l’administrateur
d’hier – Jacques Rouché - et celui d’aujourd’hui – Gérard Mortier -
une question se pose : le plus novateur des deux est-il celui qu’on
pense ?
Incroyable
mais lorsque Jacques Rouché prend la direction de
l’Opéra de Paris en 1914, il hérite du même
type de « privilège » que celui
concédé par Louis XIV aux musiciens Perrin et Cambert en
1669. C’est dire en 31 ans d’une administration sans faille
le chemin parcouru, du théâtre lyrique semi-privé
vers l’établissement public que nous connaissons
aujourd’hui. Cette évolution n’est pas le fait de
l’homme mais plutôt des événements. Les deux
guerres mondiales, le front populaire et la faillite de
l’Opéra-Comique contribuent largement à bouleverser
la donne. Quand bien même, il faut un administrateur d’une
sacrée trempe pour accompagner tous ces changements et, dans le
même temps, insuffler un élan artistique sans
précédent à une institution pour le moins
archaïque. Le parcours de Jacques Rouché plus que son
tempérament – modeste, voire farouche – le
conduit à être l’homme de la situation.
Un chef d’entreprise généreux
Une formation à Polytechnique puis à l’Ecole libre
des sciences politiques, un début de carrière dans les
ministères façonnent le gestionnaire et le
diplomate ; deux qualités indispensables pour administrer
une entreprise qui comporte plus de 1500 salariés en 1939, et
dont la revendication sociale est déjà l’une des
caractéristiques. Comme aujourd’hui, grèves et
mouvements de protestation agitent la maison et Jacques Rouché
doit négocier ferme avec les syndicats tout au long de son
mandat. Il lui faut déployer un sens politique encore
supérieur durant les sombres années de
l’Occupation, période qu’il sait traverser sans
mettre son honneur en péril.
Son mariage le 10 avril 1893 avec la riche héritière des
parfums L.-T. Piver lui assure une autre des conditions indispensables
pour gouverner la première institution lyrique
française : la fortune. Il lui faut en effet mettre
régulièrement la main à son porte-monnaie
s’il veut que les comptes de l’Opéra de Paris
restent équilibrés. A cette époque, l’Etat
accorde au directeur de la « Grande Boutique » un
privilège d’exploitation assorti d’une simple
subvention financière ; les bénéfices restent
à son profit et les pertes à sa charge. Entre 1919 et
1939, Jacques Rouché aligne près de 20 millions de francs
or pour combler les déficits. En 1932, saigné à
blanc, il menace même de démissionner. La
République lui accorde alors une rallonge, faute d’avoir
trouvé un autre citoyen disposé à perdre 2.700.000
francs par saison. Pour autant, Jacques Rouché n’en
continue pas moins de débourser 500 000 francs chaque
année jusqu’à la mise en place de la Réunion
des théâtres lyriques nationaux en 1939. Il permet ainsi
à des milliers d’artistes de présenter leurs
œuvres au grand public.
Pourtant, plutôt que de mécénat, il faut parler, si
l’on en croit Jean Cocteau, de générosité.
Dans une lettre à Léon Chanceret en 1958, le poète
raconte l’enthousiasme de Jacques Rouché lors de la
création de Pulcinella et conclut : « [il] n’a
pas seulement dépensé l’or de sa poche. Il
dépensa les trésors d’un noble
cœur ».
Un mélomane inspiré
Homme de son temps, Jacques Rouché sacrifie au culte de
Wagner ; il effectue d’ailleurs dès 1891 le
pèlerinage à Bayreuth. Mais très rapidement,
l’esprit novateur qui l’habite reprend le dessus et lui
fait devancer les goûts de son époque.
Le baroque, par exemple, n’avait plus droit de cité en
France depuis la fin du XVIIIe siècle. Dès 1910, Jacques
Rouché, alors directeur du Théâtre des Arts,
présente des extraits d’œuvres qui nous paraissent
familières mais qui à l’époque font
sensation : Idoménée, Thésée, Le
couronnement de Poppée, etc. Plus sensationnelle encore
s’avère en 1918 sur la scène du Palais Garnier la
reprise de Castor et Pollux
de Jean-Philippe Rameau ; l’ouvrage avait disparu de
l’affiche depuis plus d’un siècle. Hélas, le
conservatisme des abonnés et le climat musical de
l’époque empêchent de poursuivre l’exploration
d’un répertoire qui devra encore attendre une cinquantaine
d’année avant de connaître la vague que l’on
sait (et dans laquelle on plonge aujourd’hui avec délice).
Mises à part ces incursions baroques Jacques Rouché
entend que la scène de l’Opéra serve de terrain
d’expression aux compositeurs contemporains. En trente ans,
environ soixante-dix ouvrages lyriques (et à peu près
autant de ballet) verront le jour ; beaucoup eurent un avenir
limité mais ils traduisent une volonté louable de
renouveau. Parmi eux, on retient Padvâmatî de Roussel, Le marchand de Venise de Reynaldo Hahn, La chartreuse de Parme de Sauguet, Ariane et Barbe-Bleue
de Dukas… A ces créations s’ajoute, plus
surprenante, la liste des titres représentés pour la
première fois à l’Opéra de Paris : Les Troyens, Herodiade, Grisélidis, Esclarmonde, Le Roi d’Ys mais aussi Fidélio, Turandot, Le Chevalier à la rose, Elektra, Lucie de Lamermoor, Le Vaisseau Fantôme et même La flûte enchantée !
Autant de chefs d’œuvre qui pour ne rien déranger
sont interprétés par les plus grandes voix de
l’époque ; la troupe fourmille alors d’artistes
remarquables. Les noms de certains d’entre eux restent
d’ailleurs présents dans nos mémoires malgré
le temps écoulé : Georges Thill, Vanni-Marcoux,
Endrèze, Ninon Vallin, Germaine Lubin ou encore Lily Pons.
L’âge, on l’aura compris, est d’or et
même de platine si l’on ajoute dans la balance
l’essor que connaît la danse dans le même temps avec
l’arrivée de Serge Lifar à la direction du ballet
en 1929.
Un esthète novateur
Un goût prononcé pour la peinture et les arts a conduit le
jeune Jacques Rouché vers le théâtre ;
c’est donc naturellement qu’une fois directeur de
l’Opéra de Paris, il va s’intéresser à
la décoration et, de manière plus marginale, à la
mise en scène.
Au début du XXe siècle, les planches sont
accaparées par des toiles peintes naturalistes dont les effets
de trompe-l’oeil deviennent incompatibles avec les nouvelles
techniques d’éclairage électrique. Jacques
Rouché se débarrasse de ces tentures
démodées pour entreprendre une démarche
éminemment moderne qui consiste à concilier costumes,
décors et musique. Il s’en explique en 1921 dans une note
à son ministre de tutelle : « Il m’est
apparu que sous prétexte de tradition l’art à la
scène […] ne devait rester figé dans la
convention. Les idées et la sensibilité artistique
évoluent et l’on ne voit pas pourquoi la décoration
théâtrale ne devrait pas obéir à ce
mouvement. La musique dramatique elle-même s’est
transformée. Le décor qui en est l’expression doit
en même temps se modifier […] ». Dans cette
optique, il n’hésite pas à engager des grands
peintres pour la réalisation des décors et des costumes
(Marie Laurencin, Jean Cocteau, Fernand Léger, De Chirico, etc.)
et même à faire appel à des artistes qui
n’ont jamais créé auparavant pour le
théâtre (Maurice Denis, Raoul Dufy, André Masson).
Sa recherche de modernité se traduit aussi par
l’utilisation des dernières trouvailles scéniques
comme la projection cinématographique, la scène tournante
et les décors lumineux. Avant d’entrer en fonction, il
visite d’ailleurs plusieurs théâtres d’Europe
pour mieux connaître « les derniers perfectionnements
de la machinerie théâtrale ». On voit là
encore un exemple de son insatiable curiosité, curiosité
qui le poussera sans cesse à découvrir et à
promouvoir des œuvres, des techniques, des artistes pour
finalement porter plus loin et plus haut non seulement
l’Opéra de Paris mais aussi l’opéra tout
court.
Maquette de La damnation de Faust
© Bibliothèque-musée de l'Opéra
La modernité à l’opéra
Jacques Rouché meurt en 1957 à Paris dans son hôtel
particulier à l’angle des rues d’Offémont et
de Prony. Le bâtiment, aujourd’hui propriété
du Groupe Médéric, constitue l’une des plus belles
manifestations du courant Art nouveau dans le 17e arrondissement.
D’autres lieux témoignent sinon de l’œuvre, du
moins de l’homme : le cimetière Montmartre où
il est enterré, le Palais Garnier évidemment et juste
derrière à l’angle des rues Gluck, Meyerbeer et
Halévy, une petite place qui depuis 1972 porte son nom.
De manière plus temporaire, jusqu'au 30 septembre 2007, la BnF
présente à la Bibliothèque – Musée du
Palais Garnier une centaine de pièces (costumes, tableaux,
bustes, photographies, documents d’archives et correspondance)
qui illustrent son parcours.
A l’issue de la promenade, la comparaison s’avère
inévitable. La démarche novatrice de Jacques
Rouché hier et celle revendiquée aujourd’hui par
Gérard Mortier participent-elles au même esprit ?
D’un côté la volonté de puiser un nouveau
répertoire dans le présent et le passé
(l’époque baroque) et, de l’autre l’ancrage
dans le siècle précédent (le XXe), quelques
créations incertaines et le refus méprisant
d’explorer des territoires en jachère (les œuvres
françaises du XIXe siècle d’une manière
générale – à une petite poignée
d’exceptions près – l’opéra italien,
qu’il soit vériste ou romantique). D’un
côté, l’art d’innover en choisissant des
collaborateurs appropriés, de l’autre une quête
éperdue et dispersée dont le résultat est loin
d’être probant. Il suffit, pour s’en convaincre, de
voir en ce moment Christine Schäfer, dépassée par le
rôle de Violetta, se débattre dans la mise en scène
de Christoph Marthaler comme une mouette engluée dans une nappe
de pétrole.
Et si la différence entre hier et aujourd’hui relevait en
fait d’un problème de vocabulaire, de la confusion que
fait Gérard Mortier entre deux mots : modernité et
provocation.
Christophe RIZOUD
Bibliographie
Jean Gourret : Histoire de l’Opéra de Paris (Albatros)
Dominique Garban : Jacques Rouché, L’homme qui sauva l’Opéra de Paris (Somogy)
dossier de presse La modernité à l’Opéra - Jacques Rouché (1914 – 1945)
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