Lieber
Herr Wernicke,
L'annonce de votre décès,
lorsque je l'ai lue ce jeudi 18 avril 2002, m'a stupéfiée.
Et grandement peinée. Il est toujours triste d'apprendre la mort
d'une personnalité qui vous a marqué, fût- ce d'aussi
loin que par le biais de la mise en scène lyrique, et plus particulèrement
encore lorsque cette personne se trouve être dans la force de l'âge
et de son inspiration créatrice.
Certes, de vos spectacles,
je n'ai pas tout aimé - loin s'en faut. Non seulement parce que
je suis loin d'avoir tout vu, mais également parce que j'ai parfois
eu du mal à rentrer dans vos partis pris. Comme tout un chacun,
vous étiez humain, et par là- même, faillible. Vous
avez eu des hauts (particulièrement hauts) et des bas (parfois proportionnels
aux précédents).
Cependant, mon réflexe
premier, à l'annonce de la triste nouvelle, fut de penser à
vos qualités. Et il en est deux qui m'ont immédiatement sauté
à l'esprit en repensant à votre travail, et qui comptent
parmi les plus essentielles pour un metteur en scène d'opéra
: la cohérence de vos visions, découlant notamment de votre
polyvalence, puisque vous aviez pour coutume de concevoir vous- même
vos décors et costumes, souvent superbes soit dit en passant (comme
vous avez su rehausser le charme et la classe naturels de Willard White
l'été dernier dans Falstaff !) ; et, surtout, votre
incroyable intelligence de la musique. Vous étiez musicien de formation,
et cela était grandement sensible dans vos productions.
Vous aviez un esprit souple,
flexible, et ouvert. J'en veux là encore pour preuve votre récent
Falstaff aixois : l'aisance et la classe avec laquelle vous avez su vous
accommoder du choix, imposé par Esa-Pekka Salonen, d'un chanteur
particulièrement séduisant et élégant, puisqu'il
s'agissait du formidable Willard White, pour incarner le rôle- titre,
m'a laissée pantoise - car la présence d'un Falstaff tout
sauf fat et ridicule rendait l'entreprise extrêmement périlleuse,
et en tout cas délimitait un cadre relativement étroit dans
lequel immiscer votre imagination. Pas déstabilisé pour deux
sous, vous avez fait de cette contrainte un atout, en coulant adroitement
votre esprit dans son moule et construisant toute votre vision autour de
ce point de départ piégé ; et le résultat,
même s'il n'a pas convaincu tout le monde, n'en est pas moins cohérent
et réjouissant - sachez en tout cas que pour ma part, il m'a comblée
; c'était fin, intelligent, élégant, sensible, drôle.
Et il était impossible de ne pas ressentir une grande empathie pour
ce Falstaff désinvolte, galant et séduisant, mais si seul,
décalé dans cette société petite- bourgeoise
et mesquine.
Vous sembliez d'ailleurs
éprouver une réelle sympathie pour certains de vos personnages
souvent accablés dans des mises en scène plus conventionnelles,
comme ce pauvre Falstaff. J'ai récemment vu la reprise de votre
Rosenkavalier
à Bastille - mon premier Rosenkavalier en live ! En dehors
du frisson, associé à la musique de Strauss et au livret
de Hofmannsthal, ressenti aux moments-phares du spectacle (notamment une
Présentation de la Rose magnifiée sur un immense escalier
de comédie musicale avec un Octavian époustouflant de classe
et de prestance dans son frac et son haut- de- forme blancs, ainsi qu'une
entrée de la Maréchale au dernier acte, d'une majesté
et d'une beauté à couper le souffle), un détail m'a
particulièrement frappée, et plu, dans votre production :
vous avez réussi à me rendre Ochs sympathique. Et même
touchant. Oui, il était touchant, ce pauvre Ochs, ce noble de province
un peu perdu dans le tourbillon de cette grande ville dont il connaît
partiellement les usages et l'étiquette mais dans laquelle il ne
se sent pas à sa place - un peu comme ces pauvres animaux que l'on
propulse une fois par an au salon de l'Agriculture. Et s'il pouvait manquer
de tact, c'était presque par accident, et sûrement pas, en
tout cas, comme trop souvent, parce que c'était un mufle. Votre
Ochs n'était pas un mufle ; c'était juste un personnage décalé,
noyé dans une société dans laquelle il ne se reconnaît
pas.
Vos visions de Rosenkavalier,
comme de Falstaff, mais aussi, encore plus, de Boris Godunov, m'ont
marquée. Toutes étaient des productions fortes, intelligentes,
belles, rythmées. Et audacieuses - car le pari, par exemple, de
transposer l'action de Boris Godounov au XX° siècle,
s'il paraît au final, lorsque l'on voit votre production, logique,
n'en était pas moins fantastiquement casse- figure. Quoi de plus
périlleux à mettre en scène qu'une pièce aussi
forte et signifiante que Boris, et qui plus est, en y associant
un message résolument d'actualité ? Vous avez superbement
relevé le défi, ne faisant qu'un avec la direction inspirée
de l'immense Claudio Abbado.
Mais s'il est un souvenir
que j'ai envie de garder de votre travail, une production qui plus que
n'importe quelle autre témoigne de votre sensibilité musicale
et dramatique, de votre humour, de votre intelligence, c'est incontestablement,
sans hésitation aucune, votre Calisto.
Dans un décor génial
d'inventivité et de beauté - une sorte de boîte toute
en bois, peinte de couleurs vives et décorée des constellations
telles qu'on pouvait les représenter au XVII° siècle,
et ajourée de manière à laisser voir la complexe machinerie
(poutres, cordages, nacelles, plate- formes, cabestans) construite pour
la circonstance ainsi que le personnel qui l'actionne- , dans lequel évoluent
des personnages de commedia dell'arte déjantés et vêtus
de somptueux costumes (je dois avouer avoir un grand faible pour la robe
bleue étoilée et le diadème scintillant de Diane -
surtout lorsqu'ils sont portés par Jupiter- , ainsi que pour l'ensemble
vert rayé et les lunettes rondes de Pan, ou encore la robe "aménageable"
et la piquante perruque de Lymphée), fantastiquement inspiré
par la musique si extraordinairement belle ("wahnsinnig schön" [littéralement
: démentiellement belle] comme vous le disiez si joliment), colorée,
sensuelle, éloquente, dansante de Pier Francesco Cavalli, vous nous
avez donné à voir l'une des comédies de moeurs les
plus brillantes et vivantes que tout spectateur puisse désirer dans
ses rêves les plus fous. C'était loufoque, c'était
osé, c'était charnel, c'était gai/y, c'était
émouvant, aussi - comme lorsque Calisto se languit à l'attente
de Diane-Jupiter, ou encore dans ce sublime duo entre Diane (la vraie)
et Endymion. Les images d'une beauté à couper le souffle
où à hurler de rire affluent - pêle- mêle : Calisto
dansant avec les flots d'une source miraculeuse, Jupiter singeant Diane
d'un air totalement cucul la praline, Endymion se jetant sur Jupiter, Calisto
sur Diane, Junon se déchaînant avec une telle fureur qu'elle
en faisait une fausse entrée contrecarrée par Mercure, le
petit Satyre poursuivant frénétiquement, à califourchon
sur un balai, une Lymphée ménopausée en pleine crise
hormonale...
Mais plus encore que tous
ces exemples, une image me reste en tête, que je pense être
le plus bel exemple de votre art à son sommet. Une scène
d'anthologie, un instant de pur bonheur : le ballo dell'orso, la
danse de l'ours qui clôt le premier acte. Une très jolie anecdote
rapportée avec amusement par René Jacobs raconte qu'au départ,
vous auriez dû avoir un ours véritable sur scène -
mais l'ours "n'ayant pas appris son rôle", il vous avait fallu, dix
jours avant la première, trouver une solution de rechange ; en clair,
faire jouer ce rôle à une danseuse déguisée
en ours. Ce qui aurait pu, en d'autres circonstances, être totalement
ridicule, non seulement passa superbement bien, mais vira carrément
à la pure magie.
Magie de ce surprenant pas
de deux, improvisé, sur une chaconne jouissive de Tarquinio Merula
offrant à chacun des pupitres d'un Concerto Vocale galvanisé
par Jacobs l'occasion de briller, par un Satirino de caoutchouc - incarné
par le toujours formidable Dominique Visse- , et un ours, s'élevant
au
fur et à mesure que les instrumentistes, aussi fascinants que des
derviches tourneurs, nous entraînaient dans la danse irrésistible
de la musique, de cette musique à laquelle vous étiez si
attentif et qui vous a tant inspiré.
Cette image toute simple
- un ours dansant au son d'un tambourin frappé dans une gestuelle
endiablée par un petit Satyre-Arlequin d'humeur sautillante- résume
à elle seule, pour moi, le bonheur proprement jubilatoire qui émane
de cette Calisto, elle-même si représentative de l'émerveillement
que suscite toujours chez moi l'opéra vénétien, et
son évocation suffit à me rendre joyeuse.
Pour ce bonheur tout simple,
je n'aurai qu'un mot à vous adresser : danke.
Auf Wiedersehen, Herr
Wernicke.
Mathilde Bouhon
Lire
l'hommage de Camille de Rijck