UN GARÇON, DEUX FILLES,
TROIS POSSIBILITÉS
Le 8 juin 2004, entre 7h20 et 13h24,
les amateurs d'astronomie ont pu assister à un événement
exceptionnel : le passage de la planète Vénus devant le disque
solaire, sorte d'éclipse au rabais, visible en France pour la première
fois depuis décembre 1882.
Dans un registre plus en rapport
avec cette chronique, les amateurs de lyrique ont pu assister à
un phénomène tout aussi exceptionnel : des productions quasiment
concomitantes de deux ouvrages de Meyerbeer à quelques dizaines
de kilomètres l'une de l'autre.
Les Huguenots de Metz ne
constituaient pas a priori un événement majeur (a posteriori,
c'est une
autre histoire) : des représentations
à Montpellier, à Londres, à Berlin, ou à Bilbao
ont donné tout loisir au spectateur un peu motivé de redécouvrir
ce chef-d'oeuvre ; il n'en va évidemment pas de même pour
L'Africaine
qui n'avait plus été donnée dans le monde depuis 1988
(le DVD qui subsiste de ces représentations à l'Opéra
de San Francisco n'est pas exceptionnel, mais il a le mérite d'exister).
En Europe, rien depuis 20 ans ; quant à la France, rien ou presque
(semble-t-il) depuis la Seconde guerre mondiale, si ce n'est une tentative
avortée de concert au Châtelet (avec déjà Sylvie
Brunet, mais aussi une certaine Renée Fleming) à l'occasion
du bicentenaire de Meyerbeer. Incapable d'établir une partition
dépourvue d'erreurs de retranscription (d'autres y sont pourtant
parvenus), Radio France devait renoncer à cette résurrection
à l'issue des répétitions.
C'est dire si les attentes étaient
exacerbées pour cette re-création qui a attiré des
spectateurs des quatre coins du monde (une quarantaine de membres du très
sérieux Meyerbeer
Fan Club avaient même fait le déplacement, majoritairement
depuis l'Amérique du Nord).
Le pari n'était pas gagné
: l'oeuvre n'est pas la plus accessible de Meyerbeer, ni vraisemblablement
la meilleure et ce, pour plusieurs raisons.
La plus évidente en apparence,
ce sont les faiblesses du livret qui souffre des remaniements successifs
opérés pendant les 27 années de laborieuse gestation
de l'ouvrage, le plus souvent à la demande de Meyerbeer lui-même.
Comme chacun sait, cette Africaine
ne se passe pas en Afrique et met en scène des Portugais et des
Malgaches : "Tout dévoile qu'ils viennent de plus loin que l'Afrique"
affirme même Vasco à propos de Sélika et Nélusko,
et dès le premier acte : on est vite fixé !
Amoureux tour à tour de Sélika
ou d'Inès, Vasco de Gama apparaît comme un personnage particulièrement
velléitaire si l'on ne comprend pas que ses motivations profondes
sont "la gloire et l'immortalité" (comme Meyerbeer lui-même)
et non l'amour et la fidélité (ce qui, de fait, ne le rend
pas plus sympathique). Après tout, tout cela vaut bien l'intrigue
d'une Forza del Destino ou d'un Trovatore.
On pourrait en dire autant de la
versification de Scribe, laquelle nous vaut quelques tirades mémorables,
telles celles de Nélusko : "La vieille Europe au nouvel océan
/ Lance un défi porté par l'ouragan" (ce qui prouve qu'on
peut être esclave et cultivé).
Autre problème posé
par la partition : le décès de Meyerbeer avant la création
de l'oeuvre. En effet, le compositeur avait pour habitude d'écrire
davantage de musique que nécessaire et de couper, développer
ou réorganiser pendant les répétitions afin de juger
"sur pièce" de l'impact de son ouvrage : aussi, dans l'attente d'une
édition critique, la version traditionnelle ne peut refléter
fidèlement les intentions de l'auteur.
Enfin, on sait que Meyerbeer écrivait
d'abord pour les chanteurs qu'il imaginait voir créer son ouvrage
; comme en 27 ans beaucoup de voix glorieuses avaient coulé sous
les ponts, certains critiques ont soutenu que l'ouvrage s'en ressentait
; l'exemple des Huguenots, chanté avec talent par des gosiers
aussi différents que ceux de Richard Leech ou de Rockwell Blake
semble nous autoriser à relativiser cette remarque.
Autre difficulté : combien
de fois n'a-t-on pas entendu ou lu que les ouvrages de Meyerbeer ne pouvaient
être interprétés que par des brochettes de chanteurs
exceptionnels tels qu'il n'en existe plus et que, même si de telles
voix existaient, les réunir coûterait trop cher ! Combien
de fois n'a-t-on pas dit également que les oeuvres de Meyerbeer
nécessitaient des productions spectaculaires et luxueuses, insinuant
souvent que le succès passé des oeuvres était d'abord
dû à celui des décors ?
Résumons-nous : livret bizarrement
construit, versification contestable, héros peu sympathique, absence
d'édition définitive, réputation d'oeuvre inchantable,
nécessité d'une production fastueuse... on voit bien que
l'Opéra du Rhin a relevé un sacré défi. Et
disons-le tout de suite, la réussite de cette soirée va au-delà
de nos espérances.
Vasco, Ines, Selika, Nelusko, Acte
IV
© Alain Kaiser
La production semblait pourtant jouer
de malchance : Carolyn Sebron, très attendue, devait abandonner
sa prise de rôle, victime d'un accident ; comme si on trouvait une
Sélika sous les sabots d'un cheval !
C'est à Sylvie Brunet (quelle
revanche !) que revenait la tache de reprendre le flambeau. Le résultat
est remarquable : investissement de l'actrice, beauté sombre d'une
voix sans trace d'usure, aigus francs, graves impressionnants, style, phrasé,
souffle, diction... la performance de la chanteuse française est
en tout point admirable et d'une grande intégrité.
A ses côtés, Nicoleta
Ardelean est une Inès qui compense un chant plus frustre par l'intensité
de son engagement, notamment dans le magnifique grand duo final avec Selika.
On aimerait parfois davantage de piani, une diction plus claire : on se
rattrape avec des aigus insolents.
Vieux routier des seconds rôles
sur les scènes internationales, Peter Sidhom campe un Nélusko
d'une incroyable intensité. On pourra faire la fine bouche sur le
style, un rien vériste, dire que le chanteur "gueule un peu" ou
n'a pas des attaques toujours très justes. Reste que ces défauts
passent au second plan à la scène, tant l'implication est
exceptionnelle, la motivation totale : le baryton égyptien chante
comme s'il prenait une revanche, bref : colère, passion, rage, douleur...
Sidhom EST Nélusko.
Les rôles secondaires (tout
est relatif) sont très correctement tenus : on remarque en particulier
le Don Pedro de Nicolas Testé, impeccable de bout en bout, et le
Grand Brahmine de Cyril Rovery ; deux voix sonores, bien timbrées,
stylées et à la prononciation impeccable. A un niveau à
peine inférieur, Alain Gabriel rend pleine justice au rôle
de Don Alvar, et Antoine Garcin à celui du Grand Inquisiteur.
Petite déception, par contre,
avec le Vasco de Bojidar Nikolov : la voix n'est pas laide, le timbre assez
latin, avec des accents à la Domingo, et il fait toutes les notes.
Voilà pour le positif. Pour le reste, si les notes sont faites,
il faut voir comment : les aigus sont retenus (puis éventuellement
enflés si ça passe bien), les suraigus discrets, la diction
approximative et l'engagement voisin de zéro. Tout ça va
de paire avec une tenue de scène désespérante : la
gaucherie du pré-adolescent qui a poussé trop vite, couplée
à l'air effaré du lapin égaré sur un échangeur
d'autoroutes un soir de Toussaint.
A sa décharge, il faut reconnaître
que la battue plus chorégraphique que techniquement précise
du très jeune Edward Gardner a de quoi désarçonner
les plus vieux routiers (va-t-on, comme pour les chanteurs, vers l'embauche
des chefs d'orchestre sur leur physique de jeune premier ?). Si la première
partie se passe à peu près correctement (c'est la première
fois que je vois un chef à ce point en retard sur ses solistes),
la seconde offre de nombreux décalages, en particulier dans les
ensembles, moment où l'écriture meyerbeerienne atteint le
summum de complexité.
Il serait injuste de s'arrêter
à ces défauts techniques de jeunesse qu'une plus grande fréquentation
de la scène finira par gommer. Le travail sur la partition n'a pas
dû être une mince affaire (je rappelais plus haut les déboires
de Radio France qui, pourtant, disposait de moyens financiers autrement
importants) et le résultat est très homogène.
Les tempi sont parfaits, laissant
les chanteurs respirer dans les passages élégiaques ou retrouvant
une certaine violence dans les ensembles : on sent de la part de ce chef
un véritable attrait pour cette partition (la "Marche indienne"
du début du IV se pare même d'une certaine dignité
alors qu'on la joue habituellement comme une variation de "La Bayadère").
L'intelligence des échanges effectués avec Mathieu Schneider
pour le programme de salle vient confirmer cette impression (1).
Compte tenu des moyens de l'Opéra
du Rhin, les coupures étaient sans doute inévitables (2)
; elles ne défigurent en général pas trop la partition
(quelques exceptions notables : par exemple, la suppression de l'intervention
finale de Nélusko qui revient théoriquement mourir aux côtés
de Sélika).
Il n'y a pas de Meyerbeer réussi
sans choeurs de haut niveau et motivés ; bénéficiant
de renforts opportuns, le Choeur de l'Opéra du Rhin remplit pleinement
son contrat : les ensembles sont sonores et bien en place, contribuant
au climat "électrique" de la soirée.
Soulignons enfin la qualité
de la phalange alsacienne, techniquement très au point et aux belles
sonorités, qui sait éviter les pièges de cette partition
élaborée.
Pour cette re-création, Jean-Claude
Auvray a pris le parti d'un traitement respectueux avec un décor
de toiles peintes (malheureusement souvent insuffisamment éclairées),
des costumes chamarrés et plein d'imagination, mais qui, vus de
prêts, reflètent le manque de budget de la production).
L'acte IV est sans doute le plus
réussi, les toiles et leurs portants devenant les voiles et les
cordages du vaisseau portugais. Autre belle scène, la mort de Sélilka
au milieu de fleurs, d'une belle poésie.
Je suis personnellement plus mitigé
quant aux diverses interventions de solistes devant le rideau ou en avant-scène
: certes, il s'agit de faire du théâtre lui-même un
protagoniste de l'ouvrage mais, outre que ce parti pris n'est guère
justifié, il accentue la distanciation du spectateur vis-à-vis
de l'action.
Au global, le résultat est
très honorable et on a peine à croire qu'un metteur en scène
aussi illustre puisse n'avoir JAMAIS écouté une oeuvre de
Meyerbeer avant cette Africaine (3).
La soirée rencontre un franc
succès, bien mérité : l'accueil enthousiaste du public
prouve, en dépit des préjugés, que Meyerbeer est bien
un compositeur incontournable qui mérite de revenir régulièrement
sur les scènes et qu'il n'est pas nécessaire de réunir
les plus grands gosiers dans la plus somptueuse des productions pour rendre
justice à ses oeuvres.
Le prochain passage de la planète
Vénus devant le disque solaire aura lieu le 6 juin 2012. Il faudra
ensuite attendre le 11 décembre 2117. Espérons que nous n'attendrons
pas aussi longtemps pour retrouver les chefs-d'oeuvre du Grand Opéra
à l'affiche et en particulier sur la scène de l'Opéra
de Paris, incontestablement le plus mauvais élève parmi les
"grandes maisons" quant au travail de redécouverte du répertoire.
Placido CARREROTTI
Voir
aussi notre Dossier sur le Grand Opéra
Notes
1. Une réserve,
néanmoins, à propos de cet entretien dans lequel est évoquée
l'influence du traité d'orchestration de Berlioz (1843) sur l'oeuvre
de Meyerbeer : cette remarque est totalement anachronique, car c'est bien
le traité qui cite Meyerbeer (et non l'inverse) au travers d'exemples
tirés de Robert le Diable (1831) ou des Huguenots
(1836) et donc composés avant sa rédaction ; la notoriété
de Berlioz reste telle que même deux éminents musicologues
n'arrivent pas à envisager "dans le bon sens" l'influence de l'un
sur l'autre !
2. Il y a deux manières
de charcuter Meyerbeer : la première consiste à couper des
scènes entières, ce qui peut rendre l'ouvrage paradoxalement
indigeste (dans le Grand Opéra Français, il y a une alternance
délibérée de scènes fortes et de scènes
plus légères qui permettent au spectateur de décompresser
: choeurs bachiques, ballets, couplets comiques...) ; la seconde consiste
à pratiquer des coupures à l'intérieur des scènes,
sacrifiant la reprise de thèmes musicaux (lesquels passent ainsi
inaperçus tant la richesse d'invention mélodique est forte
chez Meyerbeer), les variations ou strette, sections intermédiaires
à l'intérieur des airs, etc. A tout prendre, la première
méthode est un moindre mal.
3. C'est pourtant
ce qui ressort de la lecture du programme ; et de son aveu même,
malgré son travail sur L'Africaine, Auvray ne connaît
toujours ni
Les Huguenots, ni Le Prophète, ce qui
ne laisse pas d'effrayer quant au degré de culture musicale de la
profession...