ROCKY : LE RETOUR
Si la résurrection de L'Africaine
par l'Opéra du Rhin relevait d'un pari audacieux (lien vers la critique
de la représentation de Strasbourg) que dire de ces Huguenots
montés avec des moyens encore plus limités par le Théâtre-Opéra
de Metz ?
Cette occasion de pouvoir assister
de manière quasi simultanée à deux opéras de
Meyerbeer n'aura pas échappé aux mélomanes arrivés
du monde entier pour découvrir ce doublé, et c'est une salle
enthousiaste et pratiquement comble qui a salué le succès
encore plus méritoire de ces téméraires Huguenots.
A tout seigneur, tout honneur : la
révélation de la soirée aura été, sans
conteste, celle du Raoul de Rockwell Blake. Certes, le ténor américain
avait déjà été un exceptionnel Robert le Diable
à l'occasion de la recréation triomphale de 1986 à
l'Opéra de Paris, sans parler de son Adriano du Crociato in Egitto
en 1990 à Montpellier, oeuvre qui s'apparente plutôt aux opere
serie de Rossini.
Mais le choix de cet artiste pour une
oeuvre marquée par des ténors de formats héroïques
tels Franco Corelli, Richard Leech ou Marcello Giordani, avait de quoi
surprendre. En 1990, encore et toujours à Montpellier, Gregory Kunde,
autre ténor rossinien, n'avait lui-même pas vraiment convaincu
: timbre sans harmoniques, volume limité, cet estimable chanteur
avait du mal à nous faire oublier ses illustres prédécesseurs.
Comme on le sait, la beauté
du timbre n'est non plus pas le point fort de Rockwell Blake (on pourrait
même parler "d'absence de timbre" tant la voix est blanche) ; son
talent est ailleurs, qui, en une soirée, va nous faire redécouvrir
un rôle par le biais d'une relecture musicologique balayant d'un
coup 150 ans d'interprétation.
Pour simplifier, disons que si les
ténors "héroïques" déjà mentionnés
s'inscrivent dans la tradition d'un Gilbert Duprez (l'"inventeur" de l'ut
de poitrine, qui reprit le rôle en 1839), Rockwell Blake nous ramène
à l'interprétation du créateur, Adolphe Nourrit, en
1836.
Bien sûr, il est impossible
de savoir avec précision quel était le style de ce chanteur
; mais nous savons qu'il maîtrisait admirablement la voix mixte et
toute la technique belcantiste : deux domaines où l'art de
Blake excelle, cet artiste n'étant pas non plus en reste en ce qui
concerne les aigus en voix de poitrine.
Rétablissant les passages ornés
habituellement coupés par des interprètes moins experts,
Rockwell Blake nous gratifie d'un extraordinaire feu d'artifice vocal :
roulades, trilles, vocalises, etc. Avec ça, cet incroyable contrôle
du souffle et des registres qui nous vaut le fameux ré bémol
du grand duo avec Valentine démarré en mixte puis progressivement
enflé en voix de poitrine avant de mourir dans une descente chromatique
finissant piano ; c'est tout bonnement admirable.
Le côté dramatique n'est
pas en reste non plus et le chanteur sait trouver des accents émouvants,
comme dans ses "Viens fuyons" plein de tendresse impatiente. Seul regret,
la coupure de sa scène de "La Tour de Nesle". Encore merci Monsieur
Blake.
Excellente surprise avec la Marguerite
de Sally Silver dont la voix très lyrique se joue avec aplomb d'une
tessiture stratosphérique. On pourra déplorer quelques stridences,
un timbre un peu métallique, il n'en reste pas moins qu'on a rarement
l'occasion d'entendre une voix de ce calibre dans ce type de rôle
: pour une fois, nous n'avons pas affaire à un rossignol un peu
mécanique à la Dessay (le type de voix qui redevient à
la mode dans Lucia : c'était bien la peine que Callas se
décarcasse !) mais à une "grande" voix dans la lignée
de Joan Sutherland. Avec en prime, une grande générosité
dans les variations, ce qui nous vaut un extraordinaire da capo, a capella,
au deuxième acte dans le duo avec Raoul.
Relative déception, en revanche,
avec la Valentine d'Alketa Cela, souvent dépassée par la
tessiture du rôle. Souffrant d'une technique sommaire, la soprano
est obligée de chanter de plus en plus fort pour atteindre des notes
les plus hautes : celles-ci foisonnant, la voix ne peut tenir longtemps
un tel régime (et nos oreilles non plus) et si la chanteuse arrive
à faire illusion dans de nombreux passages, c'est l'effondrement
dans le duo avec Marcel à l'acte III (peut-être le plus beau
morceau de l'oeuvre, même si ce n'est pas le plus célèbre)
; Alteka Cela plafonne constamment au si naturel, là où le
rôle réclame de tenir des ut ou des ut dièses, ce qui
est gênant, on en conviendra. Heureusement, le célébrissime
duo avec Raoul à l'acte IV n'est pas aussi tendu et la chanteuse
s'en tire sans trop de dommages. L'acte V nous offre encore quelques beaux
moments ; plus à l'aise avec la tessiture, la chanteuse sait alors
nous émouvoir dans son sacrifice final. Soulignons enfin un engagement
indéniable qui rend cette Valentine finalement convaincante malgré,
ses carences vocales.
Déjà distribué
à Bilbao en Saint-Bris, Philippe Kahn est encore meilleur en Marcel
(à qui on a donné, paradoxalement, la tête de Richelieu)
: un personnage d'apparence monolithique qu'il réussit à
nous rendre sympathique et émouvant. La voix est franche, à
l'aise sur l'ensemble de la tessiture et la diction impeccable ; une ovation
méritée, dont il semble sincèrement surpris, l'accueille
au rideau final.
Il existe officiellement deux versions
du rôle d'Urbain : la première pour soprano colorature et
la seconde pour mezzo, avec un rondo supplémentaire composé
pour Alboni (le célèbre "Non Non Non Non Non Non" (1), cheval
de bataille de Marilyn Horne en récital). Avec Hjördis Thebault,
nous découvrons une nouvelle version : celle pour soprano colorature
dépourvue d'aigus ; si la jeune fille est charmante et l'actrice
espiègle et drôle, il n'en reste pas moins qu'on aura rarement
autant entendu de fausses notes chantées avec un tel aplomb ! Heureusement,
le rôle d'Urbain est trop court pour que notre plaisir soit vraiment
gâché, d'autant que l'artiste a le bon goût d'être
régulièrement couverte par ses pairs dans les ensembles.
Ivan Ludlow campe un Nevers d'une belle
prestance, dominant ses partenaires d'une bonne tête ; la voix est
heureusement en rapport avec le physique et le chanteur n'a aucun mal à
rehausser un rôle qui passe habituellement plus inaperçu alors
qu'il fut l'apanage de quelques unes des plus grandes voix au XIXème
siècle.
Plus terne est le Saint-Bris de Jean-Philippe
Marlière, un rôle en or pourtant. Là où on attend
l'incarnation d'un fanatique sanguinaire, le baryton se contente d'un personnage
un rien "pépère" et sa grande scène de la bénédiction
des poignards, l'un des sommets de l'ouvrage, tombe carrément à
plat (mais il n'en est pas le seul responsable comme nous le verrons).
Laurence Dale sait choisir ses petits
rôles : chacun à leur manière, Christophe Mortagne,
Paul Kirby ou Julien Neyer retiennent l'attention des spectateurs tant
par leurs qualités vocales que par leur jeu théâtral.
Déception partielle du côté
des choeurs, en sous effectif notable : quelle idée aussi que de
faire dialoguer une partie de ceux-ci, présents sur scène,
avec une autre partie en coulisses et dont les voix nous arrivent amplifiées,
ce qui entraîne de nombreux décalages ! Ainsi de la "Bénédiction
des poignards" : Saint-Bris commence seul "Pour cette cause sainte / J'obéirai
sans crainte", le même thème est repris avec cette fois Nevers,
Saint-Bris, Tavannes, Valentine et quatre nobles ("Comptez sur mon courage
/ Entre vos mains j'engage"), puis une troisième fois crescendo,
chaque rôle tenant une partie légèrement différente.
Les choeurs font leur entrée, puis après la bénédiction
proprement dite, la scène se termine, toujours sur le même
motif musical, mais sur un texte unique cette fois, puisqu'il s'agit de
montrer l'unité des conspirateurs. C'est certainement une des scènes
les plus remarquables de toute l'histoire de l'opéra. Avec quelques
solistes peu audibles, car malheureusement parqués au fond de la
scène, et une sonorisation déficiente qui tombe du plafond,
on comprend sans peine que le jeu sur les dynamiques chorales ne fonctionne
absolument plus, alors qu'il est typique du génie de Meyerbeer.
A la tête d'un Orchestre National
de Lorraine superbe, Jeremy Silver maintient admirablement la tension dramatique
tout au long de l'ouvrage (près de 3h40 de musique malgré
quelques coupures (2)) grâce à une direction incisive et énergique.
Il n'oublie pas non plus de faire ressortir toutes les richesses de l'orchestration.
Enfin, respectueux des voix, il sait accompagner avec amour les solistes
dans leurs abandons hédonistes post-belcantistes. Bref, de
la très belle ouvrage.
A l'inverse de Jean-Claude Auvray
pour L'Africaine, Laurence
Dale choisit de dépoussiérer l'oeuvre au gré d'une
mise en scène plus provocatrice et qui se veut actuelle. Comme toujours
avec ce type de démarche, on est d'abord frappé par ce qui
ne fonctionne pas.
Au premier acte, les nobles catholiques
sont dépeints comme des dépravés, pervers sexuels
(on a droit à l'esclave noir enchaîné et forcé
de copuler avec une courtisane), lourdeur scénique en décalage
avec la légèreté de la musique (Metz est un haut lieu
huguenot, mais quand même !) et historique.
Au deuxième acte, Marguerite
manque singulièrement de classe, dans une incarnation plus proche
de Despina ; que dire aussi des attitudes compassées et souvent
ridicules de Raoul ?! Mais le summum est atteint avec le ballet de l'acte
V, dans lequel l'assemblée des nobles huguenots apparaît comme
un vaste rassemblement de débiles ; cerise sur le gâteau :
un G.I. vient opportunément mitrailler tout ce beau monde.
Ces excès mis à part
(de la rigolade comparé à la "trahison" de John Coopley pour
les représentations de Covent Garden), le spectacle fonctionne bien
et il n'était pas anodin de rappeler que les persécutions
ethniques ou religieuses ne relèvent pas seulement d'une histoire
lointaine, mais hélas d'une actualité désespérément
récurrente.
Pour cette ultime soirée qui
marque les adieux forcés de l'éphémère directeur
de l'Opéra de Metz, l'auditoire enflammé a réserve
une longue ovation aux différents protagonistes (3),
prouvant une fois de plus que les opéras de Meyerbeer peuvent être
montés efficacement avec des moyens réduits et trouver leur
public.
Après L'Africaine
de Strasbourg et la reprise de Dinorah
à Compiègne, ces Huguenots annonceraient-ils enfin
le retour de Meyerbeer sur la scène parisienne ? Il n'est pas interdit
de rêver...
Placido CARREROTTI
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Notes
1. L'air est plus connu
sous son titre abrégé "Non, vous n'avez jamais, je gage"
2. Ne figurent pas
dans la présente édition les scènes suivantes :
- Le rondo d'Alboni (mais il s'agit
d'un ajout)
- Tout le début de l'acte III
durant lequel s'affrontent choeurs protestants et catholiques (une dizaine
de minutes)
- L'air de Valentine "Parmi les pleurs"
au début du IV (encore un ajout)
- L'intervention de Raoul (air et
cabalette) au début du V (scène de la Tour de Nesle),
le ballet est en revanche maintenu
- L'ultime dialogue Saint-Bris / Valentine
("Ah ! Que vois-je ? Ma fille / Oui, c'est moi : moi qui vais prier pour
vous"), coupure inutile et malencontreuse.
3. Certes, le départ
de Laurence Dale n'est pas pour rien dans le triomphe au rideau final,
mais il n'en est pas l'unique raison : j'ai eu la chance d'assister à
une demi-douzaine de représentations dans quatre pays différents
et ce fut, à chaque fois, un immense succès ; Meyerbeer y
est peut-être un peu pour quelque chose...