Pour
être tout à fait honnête, on y allait un peu à
reculons... Non pas à cause d'Haendel, qu'on louera bien volontiers
en ces jours de froid polaire, mais d'une production peu engageante, créée
à l'Atelier Lyrique de Tourcoing en 2003 et alors fraîchement
accueillie par la critique. Depuis, un DVD (paru chez Dynamic) nous a renseigné
sur les qualités d'un travail d'équipe louable, handicapé
par la mise en scène insignifiante de Frédéric Fisbach
et les déboires d'une équipe de chanteurs manquant d'envergure.
Heureusement pour nous, l'Opéra
est un art vivant, en permanente mutation, et l'on espérait secrètement
que la chrysalide serait peut-être devenue papillon. D'autant qu'Agrippina,
rejeton inspiré d'un musicien de 25 ans qui a succombé aux
sortilèges de la musique italienne, se prête au dépassement
de soi...
Mais, nul ne l'ignore, les miracles
ne se produisent... que quand on ne les attend point.
Visuellement, cette Agrippina
demeure toujours aussi pénible à regarder. Frédéric
Fisbach a abordé l'oeuvre avec beaucoup de prudence : il la manipule
avec des pincettes, au lieu de s'en emparer comme l'avait si bien fait
David McVicar, il y a quelques années, à Bruxelles.
Visiblement peu inspiré par le livret du Cardinal Grimani, d'une
densité psychologique peu commune, riche en potentialités,
le metteur en scène a tenté une "synthèse" entre l'esthétique
baroque, incarnée ici par les costumes XVIIIème d'Olga Karpinsky
(les robes saumonées valent le détour), les coiffures de
Catherine Nicolas, et une certaine forme de modernité abstraite.
Des panneaux amovibles (forme géométrique et couleur blanche
de rigueur) lancés dans un chassé-croisé inlassable,
censé traduire les émotions des personnages, pris au piège
de leurs liaisons dangereuses, des projections vidéo parfois belles,
mais gratuites... Autant dire que l'abstraction revêt ici de bien
curieuses formes, tout en apportant peu au propos. Mais au fait, de quelle
nature est-il ?
Comment expliquer les déambulations
erratiques que nous infligent une dizaine de comédiens inexpressifs
? Coup de pouce donné aux intermittents du spectacle ? Ou simple
remplissage d'espace scénique ? Ce spectacle aussi dénué
d'humour que de passion, se termine par le pied de nez que Fisbach adresse
aux conventions de l'opera seria : des fragments du livret sont
projetés sur une toile blanche, telles des bulles de BD. Pour les
accompagner : onomatopées, interjections, annotations, noms d'oiseau
et gribouillis...
© Cyrille Sabatier
"Tout est factice, et je ne suis pas
dupe. Ne le soyez-pas !" nous dit le jeune metteur en scène qui
n'a pas réussi à imposer les idées fortes, originales,
novatrices qui nous forceraient à regarder, et à entendre,
Haendel autrement.
Véritable pionnier de l'aventure
baroque, à qui l'on doit la découverte de nombreux manuscrits,
Jean-Claude Malgoire traverse les âges avec la sérénité
impassible d'un chef sioux. On le sait subtil accompagnateur, soucieux
de respirer avec ses chanteurs et fin connaisseur de l'oeuvre du compositeur
saxon. Il dispose, de surcroît, d'une instrument solide (La Grande
Ecurie et la Chambre du Roy) qui, en termes d'homogénéité,
de justesse d'intonation, de fiabilité, n'a pas grand chose à
envier à des formations bien plus huppées !
Agrippina réussit plutôt
bien au chef français et, il y a 20 ans, on aurait adhéré
sans réserves à la lecture vivante et contrastée qu'il
nous en offre. Mais d'autres sont venus depuis, extrayant de la musique
de Haendel d'insoupçonnables joyaux : le parfois superficiel et
bouillonnant Minkowski, qui en un claquement de doigts, transforme n'importe
quel éteignoir en torche brûlante, osant les tempi
les plus vertigineux, le lyrisme le plus flamboyant et l'extralucide Jacobs,
à qui nul sentiment humain n'est étranger. Malgoire est un
très bon chef, mais on aurait aimé entendre ses troupes galvanisées
par une baguette plus audacieuse, plus charismatique, plus sensuelle, vibrante.
Le frisson, il n'aura pas fallu l'attendre
d'une distribution de petit format. Une équipe de chanteurs sympathiques
et sérieux, un esprit de troupe plutôt touchant, une complicité
évidente avec le chef. Voilà pour les compliments ! Que l'on
déplore maintenant un déficit flagrant en personnalités
vocales et en incarnations mémorables, qui crée vite un sentiment
de langueur, voire d'ennui, qui ne nous quittera plus. Et pourtant, dans
cette oeuvre de trahison, de désir et d'amertume, les sentiments
sont tous exacerbés. Le fiel et le miel se confondent en permanence,
pour le plus grand bonheur du mélomane...
Mais allez demander à la placide
Lynne Dawson de donner corps (et voix) à l'épouvantable matrone
romaine, passée maître ès manipulation. Remplaçant
in extremis Veronica Cangemi, la soprano anglaise essaie visiblement de
redonner à sa carrière déclinante son lustre d'antan.
Si le timbre n'a guère perdu de sa luminosité, le bas-médium
est devenu pratiquement inaudible et les aigus sont souvent émis
en force. On souffre de voir une chanteuse aussi attachante se réfugier
dans un chant par trop prudent, manquant terriblement d'assise (notes de
passage escamotées), avec un recours trop systématique à
la voix de poitrine. Les récitatifs ont particulièrement
souffert de ces difficultés vocales, qui ternissent aujourd'hui
l'image de la chanteuse.
Tout juste auréolée d'une
Victoire de la musique un tantinet imméritée, Ingrid Perruche
dessine une Poppée mutine et précieuse, délicieusement
fine mouche. Si le personnage est intéressant scéniquement,
la soprano peine hélas à le caractériser vocalement.
De belles notes qui s'égrènent, une voix et une personnalité
qui se cherchent, sans véritablement se (et nous) trouver. Pour
quelques jolies choses, combien d'afféteries insipides !
Face à des dames qui font souffler
blizzard et sirocco, on attendait de ces messieurs qu'ils pacifient les
cieux ! Dans cet opéra, les hommes n'ont pas vraiment le beau rôle.
Geignards (Otton), stupides (Néron), obtus (Claude), manipulables
(Pallas et Narcisse), ils sont l'instrument de la volonté féminine.
Affublé d'une perruque ridicule qui rappelle le Richard Cocciante
des années 80, Jaroussky surclasse à peu près tout
le monde en matière de musicalité et de vocalisation (quelle
virtuosité dans les trilles !). Mais le frêle Philippe est-il
le contre-ténor haendélien idéal ? Cette voix d'angelot,
un peu étriquée, pauvre en couleurs et en harmoniques, au
volume limité, me semble un peu surestimée. On sera tout
aussi réservé sur l'émission précaire de Thierry
Grégoire, au demeurant fort émouvant Otton, capable, lui
aussi, de beaux moments. Il n'y a pas grand chose à dire du Claude
de Nigel Smith, limité dans l'extrême grave et au chant bien
univoque. Bernard Deletré et Alain Buet sont correctement distribués
en Pallas et Lesbus mais tous deux s'inclinent devant l'incontournable
Dominique Visse. Un timbre ingrat, certes, mais quelle intelligence du
texte, quelle musicalité !
Pour lui, pour Jaroussky, pour quelques
moments de Perruche et de Grégoire, pour Malgoire et son ensemble,
cette Agrippina arrosée au Champomi valait tout de même
le détour.
Arnaud BUISSONIN