LE
RETOUR TRIOMPHAL DE L'IMPÉRATRICE CARNASSIÈRE
Créé à Venise
à la fin de 1709 ou durant le carnaval de 1710 (avec la Durastanti
dans le rôle-titre), Agrippina est un drôle de chef-d'oeuvre
qui se propose d'explorer aussi bien les arcanes du pouvoir que celles
de l'opera seria. Avec cette intrigue complexe, où les courtisans
influencent les têtes couronnées et où sexe et pouvoir
marchent main dans la main, le jeune Haendel (il a l'âge de Néron
dans la pièce, c'est-à-dire même pas vingt-cinq ans
!) trouve un livret en or à mettre en musique. Particulièrement
inspiré, il vêtit ses personnages, déjà croqués
au vitriol par Grimani (qui écorche avec une vicieuse gourmandise
la société telle qu'il la voit), de costumes chatoyants et
hauts en couleurs, brossant à coups de recitativi accompagnati
et d'arie un opéra riche, tant sur le plan formel (37 arie,
deux ensembles, deux cori, ainsi qu'ariette, ariosi et même
un magnifique duo d'amour remplacé à la création par
deux airs) que stylistique, d'une rare incandescence théâtrale,
et dont le ton corrosif ne peut que réjouir les audiences modernes.
Trois ans après sa création
triomphale au printemps 2000, la réjouissante production d'Agrippina
de David McVicar et René Jacobs, qui transpose l'intrigue antiquisante
à notre époque, n'a pas pris une seule ride - car McVicar,
malicieux, n'a pas hésité à la réviser. Et
c'est là d'ailleurs la bonne surprise de cette reprise ! Devant
composer avec une nouvelle interprète dans le rôle de Poppée,
le metteur en scène a revu sa partition avec elle, et ils ont créé
ensemble un nouveau personnage, radicalement différent.
Changement de midinette
Là où Rosemary Joshua
incarnait, en mini robe sexy et blouson de cuir vintage, une jeune
courtisane perverse (sous des dehors de charmante et candide bimbo
branchée) commençant à avoir de la bouteille, rompue
aux moeurs (forcément dissolues) de la cour et n'hésitant
pas à prendre des leçons d'Agrippine pour satisfaire son
ambition toujours grandissante, Miah Persson, en jeans bootcut et
débardeur noir, donne vie à une ado blessée et capricieuse,
mi-poupée Barbie mi-fille de mafioso pourrie gâtée.
Une fois de plus, le génie de McVicar se trouve dans les détails,
comme cet oversized sweatshirt dans lequel s'emmitoufle la demoiselle
après en avoir tiré les manches par-dessus ses poings...
A l'évidence, ce changement de caractère modifie également
les rapports entre les personnages, Poppée étant au centre
de l'intrigue et des désirs enchevêtrés de ses protagonistes.
La Poppée 2003 s'avère plus proche d'âge et de mentalité
du jeune Néron (plus immédiatement attirée par lui
lorsqu'il monte sur le trône, aussi), et sa relation à un
Othon lui aussi différent (plus nerd coincé et carriériste
que marin loyal et naïf) en semble moins sincère, moins touchante
; quant aux rapports entre Claude et Poppée, ils prennent une teinte
légèrement incestueuse. Mais là où le changement
se montre le plus spectaculaire - et le plus juste - , c'est dans les liens
complexes et ambigus qui se tissent entre Poppée et Agrippine :
entre la femme de pouvoir manipulatrice et la midinette abusée,
plus de perverse séduction saphique ni d'initiation à la
rouerie, mais un subtil et soigneux travail de sape, de broyage moral et
psychologique, à l'image d'un Non ho cor che per amarti,
dont l'effroyable violence contenue trouve des échos dans la musique
qui, placée sous ce nouvel éclairage dramatique, révèle
une véhémence insoupçonnée.
Ce remaniement de la mise en scène,
et l'habileté avec laquelle celui-ci vient s'inscrire dans le reste
du tableau rappelle à quel point McVicar est un formidable directeur
d'acteurs, comme on en rencontre encore trop peu à l'opéra
- de la trempe d'un Sellars ou d'une Warner. Sous son égide, les
chanteurs se métamorphosent littéralement et se livrent à
des performances d'une impressionnante intensité.
Duel de tempéraments
Le plateau est une fois de plus tout
entier dominé par l'impératrice carnassière d'Anna
Caterina Antonacci, d'un abattage et d'une présence décidément
fascinants. Femme du monde éprise de domination, épouse étouffante,
maîtresse opportuniste, mère ambiguë et manipulatrice,
et surtout stratège redoutablement psychologue, cette Agrippina
accro au Gordon's et au pouvoir glace les sangs autant qu'elle hypnotise,
et ce n'est pas une intonation souvent trop basse (on note au passage que
trois ans après ce sont toujours exactement les mêmes lignes
qui se trouvent malmenées avec une regrettable constance soir après
soir) qui refroidira l'enthousiasme que suscite une incarnation en tout
points admirable. Que ce soit dans la fureur ou le tourment, l'hypocrite
sympathie ou l'insidieux déploiement de charme, la Antonacci, tout
de feu et de bronze, trouve toujours l'attitude juste et tire son épingle
du jeu même lorsque le chef la bouscule à coups de cravache
sur l'orchestre (un travers pourtant bien peu caractéristique de
René Jacobs dans cette musique), comme ce fut, de manière
étonnante, le cas dans de nombreux airs.
© Johan Jacobs (Archives
de la Monnaie)
Face à une telle Agrippine,
difficile de s'affirmer, et il faut toute la folie et l'excentricité
de Malena Ernman en Néron pour lui tenir tête, ce que celle-ci
fait le plus crânement du monde, mais sans jamais mettre en péril
la remarquable alchimie que le sale gosse qu'elle incarne entretient avec
l'impératrice castratrice - la conjonction des talents et des tempéraments
(scéniquement explosifs) des deux chanteuses donne lieu à
de magnifiques scènes mère-fils sur lesquelles plane souvent
le spectre de l'inceste (auquel Agrippine recourra d'ailleurs à
la fin de sa vie pour tenter d'arracher Néron à l'influence
de Poppée). Révélation des représentations
de 2000, la suédoise survitaminée profite de la reprise pour
transformer l'essai à l'aide d'une interprétation décidément
superlative : plus allumé, plus gamin, plus hâbleur, plus
cabotin, plus cocaïné, son Néron démentiel, troublant
de justesse et d'androgynie, transporte une fois de plus - et il semblerait
que la mezzo se soit donné comme seul objectif de se surpasser !
Comme toujours, l'agilité des colorature (inénarrable - et
anthologique - Come fugge le nubbe dal vento), qui n'a d'égale
que l'élasticité physique (hilarant Sotto il lauro che
hai sul crine dont la chorégraphie à mi-chemin entre
Michael Jackson et break-dance ébahit toujours autant), donne
le vertige, tandis que la pure beauté de la voix - remarquablement
homogène sur toute la tessiture - , l'intelligence du phrasé
et des couleurs, et surtout l'audace des jeux de nuances et de détimbrages
font tourner la tête à l'auditeur dans un Quando invita
la donna l'amante d'une étourdissante sensualité et dont
le miracle d'écoute mutuelle et de fusion musicale entre la chanteuse
(vautrée par terre à l'avant-scène) et les deux flûtes
(qui lui font face depuis la fosse) résonne encore dans les oreilles
bien longtemps après la fin de la représentation.
Deux Poppée pour le prix
d'une
On attendait beaucoup de la prise de
rôle de Miah Persson en Poppée - difficile de succéder
à Rosemary Joshua, à ses irrésistibles minauderies
et à son sex-appeal dévastateur. Ironie du sort, c'est
justement Rosemary Joshua que l'on entendit à la première,
tandis que Miah Persson, vocalement incommodée, mimait le rôle
sur scène ! Passé le choc premier de voir une Poppée
sur scène en en entendant une autre dans la fosse (même si,
paradoxalement, l'effet de doublage seyait bien, après tout, à
une "adulescente" de soap), on se délecta une fois de plus du timbre
frais et mutin de la soprano galloise, décidément adorable
de fausse candeur et de vraie perversité (même lorsqu'elle
chante le nez dans la partition). Miah Persson, une fois ses moyens vocaux
retrouvés, campe de son côté une jolie Poppée,
même si elle semble toujours chercher un peu ses marques au milieu
d'une distribution sacrément rodée. Musicalement, sa prestation
est impeccable, mis à part quelques problèmes de justesse
(notamment dans les sauts d'intervalles), et son timbre fruité,
parfois proche du capiteux, convient bien au personnage qu'elle incarne
; tout juste aurait-on aimé plus de feu et d'audace de la part de
la soprano, qui semble privilégier la propreté vocale plutôt
que le jeu dramatique.
Bizarrement, on se retrouve à
faire le même reproche à son partenaire, Larry Zazzo, dont
l'Othon est cette fois-ci étonnamment précautionneux et placide.
Le contre-ténor américain se laisserait-il aller à
se reposer sur les récents lauriers de son succès grandissant
? Toujours est-il que son interprétation, certes excellente sur
le plan vocal, s'avère frustrante par son relatif manque d'engagement,
et l'on ne retrouve que rarement le frisson éprouvé il y
a trois ans à l'écoute de la déchirante plainte du
loyal général au deuxième acte.
Que dire du reste de la distribution,
si ce n'est que les messieurs sont toujours aussi parfaits. Claude à
la fois bravache et veule, Lorenzo Regazzo excelle dans sa personnification
d'une baudruche aussi prompte à s'enfler au contact de sa maîtresse
qu'à se dégonfler devant la farouche vindicte de son épouse,
tandis que le duo de courtisans opportunistes campés par Dominique
Visse et Antonio Abete se montrent plus drôles que jamais. Lynton
Black complète idéalement le tableau avec un Lesbos malin
et distancié.
A quand l'enregistrement ?
Dans la fosse, René Jacobs mène
une fois de plus son orchestre tambour battant - mais cette fois, on surprend
le chef à se livrer à un péché mignon pourtant
guère dans ses habitudes : l'usage de la cravache ! Parfois poussé
par un démon aussi invisible qu'inexplicable, Jacobs bouscule chanteurs
et instrumentistes parfois aux limites du raisonnable, et l'auditeur tant
que l'interprète se retrouvent en manque d'air dans certaines arie
; fort heureusement, avec un cast aussi rompu aux délirants
excès d'Agrippina, ce qui pourrait mener à la catastrophe
pousse certains à se surpasser, notamment Anna Caterina Antonacci,
que l'on aura rarement vue aussi maîtresse de la situation. Orchestre
et continuo s'en donnent à coeur joie dans une musique pleine de
lyrisme et de fureur et même si le continuo semble parfois avoir
perdu un peu de son mordant originel, les accompagnati restent remarquables
de tension dramatique, tandis que l'accompagnement des airs suit à
la perfection les voix (nous permettra-t-on cependant de regretter certaines
modifications dans la réalisation musicale, comme cette disparition
du clavecin machiavélique sous la deuxième phrase du Tu
ben degno sei dell' allor d'Agrippine?). Menée de main de maître
par un metteur en scène musical aussi exigeant que plein d'humour,
cette Agrippina déjantée ne réclame à
présent plus qu'une chose : une double parution CD et DVD dans les
plus brefs délais ; car on voit mal qui d'autre que le chef gantois
pourrait enfin apporter à ce chef-d'oeuvre un peu fou la référence
qu'il attend toujours depuis que le disque existe... de même que
l'on a peine à imaginer production plus brillante et plus jouissivement
cruelle que celle de David McVicar.
Mathilde Bouhon
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Lire également :
La critique de Camille de Rijck pour
la reprise de cette production à
la Monnaie, (septembre 2003)
Les interviews de Malena
Ernman (2001) & Rosemary Joshua
(2002)