Tous les théâtres ne
peuvent réussir Aïda. La leçon de goût
et de style donnée par l'Opéra de Monte-Carlo, pour cette
production la plus difficile de Verdi, confirme, s'il le fallait encore,
la vitalité de la scène monégasque.
Une Aïda finalement intimiste,
pourquoi pas ? L'opéra le plus populaire du monde à cause
bien sûr de sa marche triomphale et de ses trompettes, a trop souvent
excité les montreurs de carton-pâte proposant des visions
pseudo-éthiopico-égyptiennes pour que l'expérience
vaille la peine d'être tentée. Autant dire tout de suite que
la mise en scène du Suisse Dieter Kaegi, superbement secondé
par les décors épurés, stylisés et les costumes
de bon aloi très 1930 de Bruno Schwengl, emporte l'adhésion
la plus complète. En transposant fort habilement l'action lors d'une
improbable guerre coloniale fasciste, Schweng dénonce à la
fois la société bourgeoise et le pouvoir ecclésiastique,
bref, tout ce que Verdi détestait. Bourré de clichés
hollywoodiens (la scène du triomphe se passe sous les projecteurs
- comme souvent le reste de l'histoire - d'un cinéma avide d'images
fortes et sensationnelles) ce spectaculaire de pacotille rend à
sa vérité première une Aïda intériorisée,
restituée, sous les tocs et ors factices de l'époque car
téléguidés, à sa dimension humaine, à
ses véritables prolongements psychologiques.
Enfin, on retrouve le compositeur que
nous connaissons bien, le Verdi des murmures et des déchirures,
le Verdi des conflits humains qui caractérisent l'ensemble de son
oeuvre.
Grâce à Kaegi, l'ouvrage
trouve un autre ton et acquiert une dimension nouvelle : les sentiments
l'emportent sur l'emphase et l'émission sur la déclamation.
Aïda, sur la scène du Forum Grimaldi, devient la même
histoire d'amour et de mort que Traviata ou Luisa Miller...
Et plus que jamais, dans ces décors et costumes design se sent la
dénonciation, toujours d'actualité, de tout ce que le musicien
dénonçait : l'intemporalité de l'intégrisme
religieux ou politique, l'incommunicabilité entre les peuples...
malgré cinéma, téléphone e tutti quanti...
Dans la fosse, même heureuse
surprise, Riccardo Frizza, à la tête de l'Orchestre Philharmonique
de Monte-Carlo, avec son drive prodigieux, son génie du mouvement
et du son, transcende la partition, nous convie à une véritable
fête de la vie théâtrale, dégage tous les parfums
délétères d'une Égypte en cinémascope.
Sous sa baguette, Susan Neves est une
Aïda au chant extatique, d'une rare splendeur, surtout à partir
de l'Acte du Nil où jamais la souffrance de l'héroïne
partagée entre amour et devoir n'a été vécue
avec autant de dignité et de noblesse. Face à elle, Dolora
Zajik, volcan en fusion, toutes griffes et ongles dehors, vipérine,
d'une violence presque racinienne (on pense souvent à Hermione),
exceptionnelle de sentiment et de lyrisme (le rôle, elle le connaît,
l'artiste tient à le faire savoir !) réussit à nouveau
ce tour de force qui consiste à faire passer dans la scène
du jugement sa propre agonie.
Le Radamès de Nicola Rossi Giordano
mérite une mention particulière. Assauts de bravoure bien
placée, si bémol percutant, italianità renversante
de simplicité, sex-appeal irrésistible.
Le Mexicain Carlos Almaguer chante
un Amonasro de luxe. Les moyens sont impressionnants, comme ceux du Roi
Valerian Ruminsky. Qu'on aurait aimé entendre dans le Grand-Prêtre...
Le sympathique vétéran
Nicolai Ghiaurov mérite plus que du respect. Avec un trou large
comme le delta du Nil au milieu de la voix, la basse bulgare arrive à
camper un Ramfis saisissant, glacial d'autorité, voire de fanatisme.
Vocalement, il s'arrange avec une intelligence diabolique de la partition.
Stupéfiant !
Satisfecit plus que global pour les
Choeurs et le ballet, très kitsch...
En conclusion, un spectacle où
l'intelligence et la réflexion ne renient pas une certaine recherche
esthétique.
Christian COLOMBEAU
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