La
Monnaie, nouveau temple de l'art gluckiste ?
Intemporelle et d'une densité
extrême, Alceste se suffit à elle-même et pourrait
se contenter d'une mise en scène minimaliste. Inutile de s'étendre
longuement sur le travail de Bob Wilson, au risque de frustrer inconditionnels
et détracteurs, toujours prêts à bondir et à
se crêper le chignon. Huée par une partie du public lors de
sa création au Châtelet (1999), cette production a pourtant
l'immense mérite d'assurer la lisibilité du drame et de le
laisser respirer. Si la griffe du plasticien américain se reconnaît
immédiatement (dans les tableaux de lumière comme dans des
cubes noirs qui se balancent le long des cintres), elle n'éclipse
jamais l'oeuvre et ne la dénature pas davantage. "Quand j'ai mis
en scène Alceste, j'ai conçu, plutôt qu'une
architecture baroque, une géométrie plus sévère,
faite de lignes droites. Non pas pour actualiser cet opéra, c'est
plutôt que je recherche un contrepoint à la musique,
au texte". Dans un décor dépouillé (la statue d'Apollon,
un autel, quelques colonnes...), la mise en images se déploie au
gré de somptueux dégradés de bleus et de rideaux peints
qui nous valent quelques très beaux tableaux (en particulier l'arrivée
d'Alceste aux portes des Enfers). L'un ou l'autre tic wilsonien, certaines
poses ésotériques ou les soubresauts guerriers d'Hercule
peuvent agacer, mais ils ne compromettent pas la fluidité et la
cohérence du spectacle.
Armés de flûtes en bois
et de cors naturels, de trombones baroques et même de cordes en boyau
(quelques aventuriers du moins !), les musiciens de l'Orchestre de la Monnaie
se sont rapidement familiarisés avec le style de Gluck. Bénéficiant
du concours d'un répétiteur spécialisé (Ryo
Terakado de la Petite Bande), ils ont repensé leur sonorité,
leur articulation et même intégré à leur jeu
l'ornementation héritée de Rameau et des ses successeurs.
Le résultat est stupéfiant de beauté, de vivacité
et de finesse ! Il faut dire qu'avec Ivor Bolton, ils ont trouvé
bien plus qu'un chef : un guide, un initiateur à la fièvre
contagieuse. "Chaque fois que j'entends cet opéra, une véritable
frénésie s'empare de moi. Mes nerfs sont tendus à
l'extrême et du premier mot jusqu'au dernier, cet état d'exaltation
ne me quitte pas. C'est un peu comme un fût de vin de vendange tardive
: le parfum est magnifique, mais concentré et trop robuste pour
être bu à profusion...".
© Johan Jacobs
L'image est belle et juste. L'ivresse
menace surtout lorsque les amants, déterminés à mourir
l'un pour l'autre, s'implorent mutuellement : il s'en faut de peu pour
que la tension devienne insoutenable et que le piège se referme
sur des artistes prêts à se consumer. Cri, pathos, délire
: ils n'ont pas leur place ici. Nulle folie ne guette les protagonistes,
atrocement lucides. Ce n'est pas le sens de l'honneur, la vertu, l'héroïsme
ou un quelconque fanatisme qui les pousse à se sacrifier ; non,
l'amour seul motive cette abnégation et les crucifie. Face à
l'Admète ardent et combatif de Kurt Streit, Katarina Karnéus,
chanteuse par ailleurs magnifique, incarne une Alceste tendre et vulnérable,
mais qui demeure un peu sur son quant-à-soi, même lorsque
les dieux fléchissent et que la tragédie s'efface devant
un dénouement heureux. Point de catharsis pour le spectateur, mais
un drame et une musique sublimes. Les éclats et les frissons, il
faut les rechercher dans la fosse où le choeur, admirablement préparé
et dans une forme superlative, a rejoint l'orchestre. Les seconds rôles
sont bien tenus : James Gilchrist est un Evandre sensible et stylé,
David Wilson-Johnson, un peu court et rythmiquement instable, sait néanmoins
trouver les accents incantatoires qui siéent au Grand-Prêtre
et l'Hercule de Nathan Webster a belle allure... lorsqu'il ne roule pas
des mécaniques en agitant un bout de bois ! Débuts plus que
prometteurs de Nabil Suliman, basse belge d'origine syrienne (Apollon)
et de Céline Scheen (une Coryphée).
Bernard SCHREUDERS
Lire également l'interview
de Kurt Streit