La saison
berlinoise s'est ouverte en fanfare, littéralement : un ensemble
de cuivres jouait ce samedi du haut du balcon de l'intendant, chaque fois
que la cathédrale voisine annonçait l'heure pile. Et ceci
n'était qu'un détail du programme qui comptait aussi des
visites menant des tréfonds aux greniers, des répétitions
publiques, des concerts, des discussions, des jeux, des ateliers créatifs,
une retransmission directe de Parsifal dans le Palast der Republik
(l'adieu artistique au dernier grand symbole de la RDA, voué à
une destruction imminente) etc. Le miracle ? Ce programme alléchant
était partagé entre les trois opéras de la ville.
Une vraie première, car les débats égoïstes et
acides contre la création de la fondation "Oper in Berlin" ne datent
que d'hier.
Il convient ici de résumer la
situation exceptionnelle de cette ville unique. Il y a cinq opéras
à Berlin : le Staatsoper Unter den Linden, opéra de cour
fondé sous Frédéric II, le Komische Oper, voué
au répertoire plus léger depuis le XVIIIe siècle,
Le Deutsche Oper, fondé par les bourgeois de Charlottenburg en 1907,
le Neuköllner Oper, avant-gardiste depuis 1972 et enfin le dernier-né,
le Zeitgenössische Oper qui se consacre exclusivement à la
musique contemporaine. Le résultat de ce surnombre pourrait être
un ensemble d'opéras très complémentaires, chacun
ayant son répertoire particulier. Il n'en est rien : mis à
part le Zeitgenössische Oper qui ne se préoccupe vraiment que
de musique contemporaine, les autres opéras jouent tous dans la
même cour, abordent tous les types de répertoire et toute
l'histoire du genre. La Traviata se retrouve à l'opéra comique,
le Staatsoper produit des productions plus off que Neukölln où
l'on joue Macbeth et tous commandent des nouvelles oeuvres. Le summum,
ce sont les soirées où l'on peut choisir entre trois versions
de la Flûte enchantée avant deux jours de relâche...
Le débat, depuis la chute du
mur, s'est focalisé autour des trois maisons d'opéras qui
reçoivent le plus de subsides. En effet, il est financièrement
difficilement tenable de conserver trois maisons du niveau des Deutsche
Oper, Staatsoper et Komische Oper. La situation n'est pas spécifique
aux opéras puisque Berlin possède tout au moins en double,
mais tout le monde sait que l'opéra coûte cher, trop cher
pour cette ville aux finances publiques catastrophiques. Les solutions
proposées n'ont jamais satisfait toutes les parties mais l'économie
était vitale. Le Komische Oper a sauvé sa peau de justesse
car sa disparition semblait presque inéluctable. Le Sénat
de Berlin a finalement préféré en 2003 la solution
permettant au public de ne pas perdre ses repères : les trois opéras
sont maintenus mais rassemblés en une fondation, les services techniques
et les compagnies de ballet fusionnent et les subventions diminueront progressivement.
Tout le monde a crié. Le Staatsoper a tenté de se faire subventionner
par l'État fédéral, les réunions de direction
étaient houleuses, tout le monde avait l'impression de se prostituer
pour survivre, en tout cas de perdre son identité.
La fondation a pourtant finalement
été créée début 2004, mais la saga ne
s'arrête pas là. Qui aurait en effet l'envie de diriger un
comité de direction où chaque directeur général
et chaque directeur financier a un droit de veto ? Un poste nécessitant
une grande compréhension artistique mais où la décision
artistique est statutairement exclue ? Cela a duré plus d'un an.
La fondation dont personne ne voulait a navigué 15 mois sans vraie
direction, avant l'arrivée de Michael Schindhelm. On a déjà
vu des débuts plus brillants... De l'extérieur, cependant,
que peut-on remarquer ? Pas encore de programmation entièrement
cohérente (pourquoi des troisièmes versions de Madame
Butterfly et Forza del destino dans les nouveautés 2005/2006
?). Mais un calendrier commun pour une répartition optimale (il
n'y aura plus trois Flûtes enchantées le même
soir...), une billetterie commune et une vitalité exemplaire, peut-être
plus le fruit de l'émulation et de la coopération que de
la banale concurrence. Ce week-end de réjouissances en était
un exemple exubérant, la vie débordait de partout mais chaque
fête avait sa particularité : le Komische Oper se consacrait
plus aux enfants, le Deutsche Oper abritait de nombreuses éditions
et autres bibliothèques tandis que le Staatsoper s'était
approprié la nuit et fêtait le cinquantenaire de sa réouverture.
Un autre exemple de l'énergie qui plane sur ce début de saison
est le programme du mois de septembre : cinq premières dont deux
créations mondiales et une création allemande. Ces chiffres
parlent d'eux-mêmes. "Oper in Berlin" semble jouer en faveur du public
qui accourt et en redemande.
Il est donc temps, à présent
que le décor est planté, de se pencher sur la première
de ces créations mondiales.
Même si elle a passé un
an à la Cité des Arts à Paris, la compositrice Isabel
Mundry n'est pas vraiment connue du public francophone. En Allemagne, par
contre, c'est une institution : ses oeuvres sont commandées par
les formations les plus prestigieuses et on la retrouve partout, comme
lauréate, jury, conseillère ou membre de l'Akademie der Künste.
C'est une femme extrêmement intelligente, qui parle avec une grande
aisance de sa musique et sa démarche créatrice. J'ai donc
été à la première représentation qu'elle
introduisait elle-même, le lendemain de la première. Elle
raconte tout d'abord qu'il ne s'agit pas ici d'opéra mais de Musiktheater,
de théâtre lyrique. La dramaturgie n'est en effet pas soutenue
par le texte mais par la musique et il est vrai qu'on a rarement entendu
aussi peu de texte dans une soirée à l'opéra. Ce qui
l'intéresse dans l'Odyssée, ce n'est pas le récit
épique mais bien les réflexions sur le temps et l'espace
induites par l'attente de Pénélope et le périple d'Ulysse.
Le temps et l'oubli transforment notre perception, c'est ainsi que certaines
cellules musicales se métamorphosent, sont reprises par d'autres
instruments en fonction de leur éloignement par rapport au sujet.
Quant à la réflexion sur l'espace, elle est concrétisée
par un traitement original de l'espace scénique : le public est
entouré de musiciens, dans la fosse, sur la scène et partout
dans la salle. Les musiciens se déplacent et transforment la donne
acoustique en permanence, créant de nouvelles sonorités et
de nouveaux rapports entre les acteurs. Le son est donc un acteur en mouvement,
comme les personnages et c'est pourquoi Isabel Mundry a voulu dès
le départ collaborer avec un metteur en scène également
chorégraphe. Elle précise également que le titre,
"un souffle", évoque le fait que pour elle, l'Odyssée
n'est pas une question de kilomètres, que les questions d'orientation
et de temps peuvent se résumer par le fait d'inspirer ou d'expirer
: que suis-je ? Où vais-je ? Où est mon chez-moi ? Où
s'arrête l'intime, où commence l'anonyme ? etc.
Le verbe de la compositrice est tellement
captivant qu'on l'écouterait pendant des heures. Mais c'est sa musique
que j'attends, en l'occurrence avec grande impatience. Tout est déjà
en place lorsque le public pénètre la salle. Pénélope
joue avec un morceau de fil qu'elle fait et défait comme les enfants,
pour créer des formes avec ses dix doigts. Rappelons ici que Pénélope
avait promis de prendre un nouveau mari lorsqu'elle aurait fini son ouvrage,
qu'elle défaisait avec ardeur toutes les nuits. Son île est
au milieu du public, dans le parterre. Le décor est réduit
au minimum, il montre la cage de scène à nu à l'exception
de rangements horizontaux garnis de chemises sous cellophane (les créations
de Pénélope ?), qui créent une perspective centrale.
Le monde est a-pigmenté et dés-identifié : la seule
couleur de l'ensemble est le bleu de la mer et tous les personnages sont
masqués ou voilés. La mer n'est d'ailleurs pas présente
dans le décor, elle est dansée par des hommes en costume
bleu.
Vient la musique, enfin. De partout.
L'effet sonore du dispositif spatial est vraiment saisissant, on se sent
au coeur d'une matrice et c'est très vite physiquement que l'on
perçoit qu'il manque l'une ou l'autre "île musicale" lorsqu'un
groupe d'instrumentistes se tait. La pièce est structurée
en trois parties : le souffle de Pénélope, les aventures
d'Ulysse et enfin les retrouvailles du couple.
Le souffle de Pénélope
est de loin la partie la plus intéressante et aboutie de l'ensemble.
Après l'introduction, Pénélope fait quelques bruits
de respiration puis murmure, chante, crie, parle ou entonne. Il y a des
effets hors du temps, comme lorsque Salome Kammer émet des sons
d'un timbre velouté mais extrêmement dense, sans vibrato,
qui sont enchaînés et repris par un violon ou une clarinette
puis à nouveau récupérés par la chanteuse.
Cette actrice-violoncelliste, dont la carrière est très inhabituelle
(c'est la star d'une série-culte en Allemagne), a repris ce que
son instrument a de plus beau dans la tenue et le timbre de sa voix.
Les péripéties du retour
d'Ulysse commencent dès le silence de Pénélope : ses
rencontres avec Circé, les sirènes, Polyphème, Éole
etc. Toute cette partie est incompréhensible sans l'aide du livret
et surtout des paroles de la compositrice et des textes du programme. C'est
probablement très bien pensé mais tellement abstrait, il
y a tant d'éléments sur la scène, tout s'enchevêtre,
le texte est inintelligible - les rares fois où il y a un texte
-, le spectateur se sent de plus en plus perdu, les chuchotements et autres
toussotements augmentent dans l'audience. Quelques détails illustratifs
comme le cheval de Troie ou l'oeil du cyclope provoquent des rires qui
résonnent comme la détente de celui qui comprend enfin ce
qui se passe sur la scène. Le traitement de la figure d'Ulysse est
cependant remarquable : il existe peut-être corporellement mais reste
muet et s'exprime par le biais d'une trompette qui se déplace avec
lui sur la scène, d'une aventure à l'autre. Parfois, un accordéon
répond à la trompette, c'est la seconde voix de Pénélope.
Ulysse ne trouvera sa voix que lorsqu'il
débarquera à Ithaque et qu'il reverra Pénélope.
Il arrive endormi, ne reconnaît d'abord ni l'île ni son épouse
car ce qu'il croyait immuable a changé en vingt ans. Les amants
se retrouvent par le biais du chant mais s'éloignent aussitôt,
selon la prédiction de Tirésias, qui dit qu'Ulysse ne passera
qu'une nuit auprès de son épouse avant de repartir encore.
La scène se vide et Ulysse marche sur un plateau mobile, il marche
mais n'avance donc pas et quitte à nouveau ce qu'il aime, ou qu'il
croyait aimer.
La performance musicale était
admirable. Outre la voix captivante de Salome Kammer, les deux voix masculines
de Thomas Laske pour Ulysse et Kai Wessel pour Hermès-Athéna-Circé-Tirésias
ont rempli leur rôle à merveille, même si l'émission
du son n'était pas toujours parfaite chez le premier et si le second
ne pouvait cacher ses habitudes baroques (mais est-ce un mal ? Sa manière
d'aborder le rôle tissait un pont avec Il ritorno d'Ulisse
de Monteverdi et c'était stylistiquement tenable). Les chanteurs
ne tenaient néanmoins pas le haut de l'affiche pour une fois. Et
cet orchestre hétéroclite disséminé dans une
salle de 1865 places, jusqu'au fond du deuxième balcon et de la
cage de scène, sonnait d'une manière incroyablement homogène.
Bien sûr, il ne faut pas la même précision pour une
création que pour jouer les Noces de Figaro. Mais une attaque commune
reste périlleuse et, plus encore, la cohérence du son, particulièrement
chez les cordes. Le chef d'orchestre Peter Rundel a été impliqué
très tôt dans le processus de création. Il a manifestement
eu le temps d'élaborer une technique de travail permettant cette
cohérence et les rebondissements agiles d'un endroit à l'autre
de la salle. Les deux solistes enfin, Ulysse et Pénélope
"instrumentalisés", étaient également d'une très
grande qualité. L'accordéon a d'ailleurs probablement bénéficié
du meilleur degré d'écoute de la part du public.
Une question reste ouverte et ne trouvera
ici pas de réponse. Les ingrédients de cet opéra se
révèlent meilleurs les uns des autres, mais au final, le
public est perdu. Pourquoi intellectualiser à outrance la mise en
scène d'une création si on veut que le public suive ? Pourquoi
ne pas donner un peu plus de pistes afin que l'auditeur puisse profiter
pleinement du spectacle ? Pourquoi se tourner scéniquement contre
l'auditoire alors que la musique l'englobe ? C'est le même débat
que lors de la création de Chief
Joseph de Zender en juin. Là où la musique est moins
classique que les tubes, et surtout lors de créations, je ne crois
pas qu'il faille prendre le public par la main comme dans n'importe quel
film hollywoodien mais il ne faut pas le noyer dans un labyrinthe d'incompréhension.
Car l'incompréhension bouche les oreilles et l'auditeur oublie d'écouter
à force de vouloir comprendre.
Lise BRUYNEEL