Il est
des artistes que nous irions écouter les yeux fermés. Ignorant
le programme, les partenaires, ou balayant même nos réserves
à l'égard de certains compositeurs (Salieri, en l'occurrence).
Cecilia Bartoli en fait assurément partie. Sa personnalité
irradie, captive l'auditoire et son art unique transforme, sinon transcende
- sa maniera di cantare ne fait pas l'unanimité - tout ce
qu'elle chante. Habitée par un formidable instinct dramatique, à
la fois extravertie et incroyablement concentrée ("Eh non degg'io
seguirla !"), musicienne absolue bien plus que diva, Bartoli semble aborder
chaque oeuvre comme un monde en soi, avec une foi désarmante et
souvent contagieuse.
D'emblée, là où
d'autres s'échaufferaient, elle livre une lecture extraordinairement
riche, fouillée et vivante de la Scena di Berenice de Haydn
qui perd sa familiarité et se révèle sous un jour
nouveau. Après cette leçon d'intelligence, on retrouve la
virtuose, dont l'abattage est toujours aussi spectaculaire, servi par un
souffle qui semble infini ("Vi sono sposa e amante") et rehaussé,
un plus tard, d'une touche d'autodérision qui achève de mettre
le public dans sa poche ("Ah non potrian resistere"). La performance éblouit
toujours, mais plus encore que la vélocité et la précision
des traits, c'est le matériau sonore qui procure un plaisir intense
et très intime, véritable or liquide, d'une fascinante plasticité,
que la chanteuse modèle amoureusement, voluptueusement. La volupté,
la pure volupté, indescriptible, en deçà de toute
émotion, de toute idée, étrangère à
tout jugement de valeur, éminemment personnelle aussi, réelle
pour les uns, inconnue et par conséquent incompréhensible
pour les autres, c'est affaire de complexion, de sensibilité. Qui
pourra jamais expliquer l'effet produit par une voix ? Rien n'est moins
universel que son pouvoir érotique ; c'est là une jouissance
secrète dont certains des plus farouches admirateurs de Cecilia
Bartoli ont fait l'expérience et qui les a rendus totalement accrocs...
Le rare extrait du Giulio Sabino
de Sarti, où seuls les arpèges de la harpe évitent
le nu frontal, surexpose le chant du mezzo qui expire ("Loin de mon bien-aimé,
je ne peux vivre, Je suis dans une mer de douleurs, je sens que le courage
vient à me manquer"), faible palpitation du coeur d'un oiseau blessé.
A l'instar de Christophe
Rizoud (pour les plus mordus et autres fétichistes, signalons
que leur idole portait, comme à Paris, une robe émeraude
à la traîne royale), je dois reconnaître que l'extension
vers l'aigu semble avoir entamé quelque peu la substance du médium
et terni certaines couleurs, mais l'intégrité et le magnétisme
du timbre sont préservés. Bartoli se produit depuis maintenant
plusieurs années dans cette salle mondialement réputée
pour son acoustique, mais qui ne flatte pas les chanteurs. Si le volume
reste le talon d'Achille de la cantatrice, la voix reste bien projetée,
parfaitement audible, jusque dans ses plus infimes nuances, Rossini laissant
même entendre des réserves méconnues au gré
d'un brillant fortissimo.
Le miracle Bartoli, c'est aussi un
dialogue de tous les instants avec l'orchestre, qu'elle couve du regard
ou interpelle de la main - au point qu'elle donne parfois l'impression
de diriger -, une entente fusionnelle où toute hiérarchie,
toute distanciation semblent abolies. C'est elle, probablement, qui aura
eu l'idée d'inviter flûte et hautbois à ses côtés,
sur le devant de la scène, pour rivaliser d'adresse dans un numéro
("Vi sono sposa e amante") qui rappelle les duos improvisés où,
selon la légende, Farinelli défiait trompettes et violons
(on n'entend plus parler de son projet d'album consacré au maître
du belcanto).
Le Freiburger Barockorchester s'émancipe
avec brio dans quelques ouvertures, alerte et tonique chez Haydn (L'anima
del filosofo, ossia Orfeo ed Euridice), rustique chez Salieri (Cublai
gran kann de'Tartari), spirituel chez Rossini (Il Signor Bruschino,
ossia Il figlio per azzardo), mais demeure trop appliqué dans
les exercices de style, pourtant ludiques, de Salieri (XXVI Variazoni
sull'aria "La Folia di Spagna").
Du parterre au dernier balcon, la salle
est comble et l'auditoire de se lever comme un seul homme pour réserver
un triomphe à l'artiste qui est repartie avec pas moins de cinq
bouquets de fleurs, non sans avoir offert deux bis d'anthologie
: un Chérubin malicieux et allumeur en diable ("Voi che sapete")
et une ébouriffante Cendrillon ("Non più mesta").
Bernard SCHREUDERS