Grazie
Cecilia !
Cecilia Bartoli allait-elle
manquer, cette saison, son rendez-vous désormais traditionnel avec
le public parisien après tant d'années de fidélité
? On pouvait le craindre au printemps dernier puisqu'elle n'était
annoncée nulle part. Soudain, à la fin de l'été,
la bonne nouvelle éclate : elle se produira au Théâtre
des Champs-Elysées le 9 novembre.
Souriante, radieuse, vêtue
d'une élégante robe rouge sombre, la cantatrice, visiblement
mincie, fait son entrée sur la scène devant une salle comble
qui lui réserve un accueil chaleureux. Le programme, on ne peut
plus judicieux, est tout entier centré sur des extraits d'opéras
italiens du jeune Gluck, qui alternent avec des pages symphoniques de deux
fils de Bach. De toute évidence, en n'inscrivant qu'un seul air
à "cocottes" à la fin de son concert, la diva romaine a voulu
privilégier ses qualités d'interprète et prouver qu'elle
n'est pas seulement une "machine à faire des vocalises" comme le
prétendent certains fâcheux.
Ainsi, le récital
s'ouvre sur le délicat "Di questa cetra in seno" tout en nuances,
chanté avec une tendresse infinie dans la voix et un art consommé
des demi-teintes troublantes de sensualité. Suivent deux passages
de La Clémence de Titus, dont l'air "Se mai sento spirar"
que le compositeur réutilisera, sur d 'autres paroles, dans Iphigénie
en Tauride. La chanteuse en livre une lecture poignante, supérieure
encore à celle de son enregistrement en studio. Les accents déchirants
qu'elle confère aux mots "son questi gli estremi sospiri" suffiraient
à rendre vaine toute tentative de se mesurer à elle dans
cette page magnifique.
La première partie
s'achève avec la grande scène "Berenice, che fai ?" tirée
de l'opéra Antigono où se manifestent les angoisses
de l'héroïne dont l'amant court à sa perte. Dès
le récitatif, déclamé avec une autorité désespérée,
tout est dit. Aucun affect du personnage n'échappe à la sagacité
de la cantatrice : son timbre se fait rêveur et éthéré
pour exprimer l'amour indéfectible ("Non partir, bel idol mio")
avant que la douleur n'éclate dans la section suivante de l'air
("Perche non m'uccidete ") dont les larges sauts évoquent une inexorable
descente dans les affres du tourment. Un triomphe. (On le sait, ce texte
de Métastase inspirera par la suite à Haydn une cantate célèbre
dans laquelle s'est illustrée Janet Baker et que Cecilia Bartoli
a mise également à son répertoire.)
Après l'entracte,
une place importante est accordée aux pages orchestrales parmi lesquelles
se détache la superbe symphonie Wq 182 n°5 de CPE Bach - exact
contemporain de Gluck - dans le plus pur style Sturm und Drang.
Le presto final, d'une grande virtuosité, met en valeur les
belles sonorités des cordes d'un Orchestra of the Age of Enlightenment
des grands jours. Tout au long de la soirée, sous la férule
de l'excellente Alison Bury, cet ensemble offre à Cecilia Bartoli
un environnement musical digne d'elle : ah, la justesse des cors si souvent
sollicités et les superbes couleurs des hautbois concertant avec
la voix dans l'air de La Clémence de Titus ! On en oublie
aisément les timbres rêches et les approximations des Musiche
Nove qui l'accompagnaient l'an passé.
En fin de programme, l'aria
"Quel chiaro rio" orné d'un feu d'artifice étourdissant de
vocalises d'une précision et d'une vélocité redoutables
déchaîne le délire d'une salle chauffée à
blanc ! Même "Monsieur Armand" bien
connu du public, s'est particulièrement distingué : non seulement
il offre à la chanteuse son habituel bouquet orné de bâtonnets
"magiques" mais il dispose sous ses pieds un tapis de pétales de
fleurs tout en faisant jaillir d'une petite boîte une pluie de confettis
et de serpentins multicolores pour la plus grande joie des spectateurs
et de l'artiste !
La fête se prolonge
avec quatre bis : le rare "Ombra mai fù" tiré du Serse
de Bononcini, phrasé avec une noblesse de ton somptueuse - à
quand une gravure en CD ? Puis deux Vivaldi, désormais familiers
: "Anche il mar par che sommerga" et le piquant "Sventurata navicella"
précèdent un fragment de "Son qual nave" tiré de l'Artaserse
de Hasse et arrangé par Broschi à l'attention de son frère,
Farinelli. Cette trilogie "navale" démontre un fois de plus l'aisance
confondante de la cantatrice dans d'ébouriffantes pyrotechnies vocales
évoquant la mer en furie, agrémentées d'une pointe
d'humour quand le contexte le permet. "Grazie !" hurle le public. Merci,
Madame Bartoli, pour votre générosité, votre simplicité,
votre joie de vivre si communicative, merci pour ce concert tonique et
revigorant.
Christian Peter
(Dominique Vincent)