Le rendez-vous
annuel à Liège pour les versions concertantes d'une oeuvre
de bel canto romantique a souvent donné lieu à des
matinées incendiaires, riches en émotions. Après une
Adelaide
di Borgogna expérimentale, ont suivi notamment des
Tancredi,
Semiramide et Sonnambula qui ont permis au public de l'ORW d'applaudir
des pointures comme Ewa Podles, Rockwell Blake ou encore Annick Massis.
Au-delà du fait que la distribution
semblait - au premier coup d'oeil - moins alléchante, celui qui
semblait faire le plus cruellement défaut, c'était le Maestro
Zedda,
véritablement adulé à Liège où il nous
a déjà gratifié d'une Cenerentola cette saison.
Faut-il y voir la raison pour laquelle de nombreuses places étaient
encore disponibles à quelques minutes du spectacle ?
L'oeuvre en elle-même, peut-être,
a semblé moins originale, mais a-t-on si souvent l'occasion d'entendre
cette partition de Bellini ?
Au début de l'année 1830,
Giovanni Pacini se désiste d'un engagement pour la saison du Carnaval
à Venise afin de pouvoir honorer une commande de Turin. La Fenice
se tourne alors vers Bellini qui se voit octroyer sept semaines pour écrire
un nouvel opéra. Fort d'une collaboration fructueuse avec le librettiste
Romani (Il Pirata, La Straniera, ...), les deux hommes sont à
nouveau associés pour cette entreprise. Pris par le temps, Romani
va retravailler un de ses livrets tandis que Bellini réutilisera
pas moins de dix mélodies de sa funeste Zaïra qui connut
un échec retentissant à Parme en 1829. Il faut encore savoir
que parmi d'autres impondérables, Bellini dut plier son écriture
à la distribution réunie pour cette saison du Carnaval. Cette
troupe explique de suite la présence d'un musico (rôle
travesti) pour incarner Roméo et les difficultés accumulées
dans sa partie vocale, l'identité plus frêle de Giuletta comparée
à une Amina ou une Alaïde, la typologie des autres rôles
plus effacés du Père, de l'Amant et du Conseiller.
Giulano Carella est un vieux routier,
fréquentant régulièrement et avidement le répertoire
belcantiste romantique. Nous l'attendons, d'ailleurs, en mai prochain dans
une gravure de l'Esule di Granata de Meyerbeer chez Opera Rara.
Que ce soit dans ses rapports avec l'orchestre, le choeur ou l'oeuvre en
elle-même, Carella nous propose - faute d'un temps qu'il n'a pas
pris ? - une version très manichéenne de l'opéra de
Bellini.
A son actif, une énergie certaine
et un grand métier. Les aspects guerriers, martiaux et masculins
sont davantage exprimés et, sans doute, directement plus abordables
dans ce contexte de répétitions. Pourtant, très vite
(dès l'ouverture en fait), cette monochromie va lasser faute de
contrastes, d'accents et de chiaro oscuro... L'orchestre de l'ORW
est capable de grandes choses, du moins s'il est stimulé par des
poétiques, des imaginaires et des enthousiasmes d'enfant comme Zedda
en est capable justement. Nous avons déjà assisté
à de réelles transfigurations de cette phalange sous la baguette
amoureuse du vieux Maestro...
Ce n'est pas tant le résultat
entendu qui chagrine, car rien n'est honteux, loin de là, mais il
nous semble qu'avec un peu plus d'imagination et d'investissement le chef
italien aurait pu proposer une approche autrement diversifiée, sous
bien des aspects. Ainsi, sous la baguette "carellienne", on cherche en
vain à retrouver la légèreté des rythmes belliniens,
en l'occurrence d'allure plutôt éléphantesque et, malgré
la moyenne d'âge du public généralement rassemblé
pour le dimanche des abonnés, il nous semble que la dynamique sonore
pouvait explorer d'autres nuances que le Forte et le triple Forte
en de maints endroits de la partition...
Il faut reconnaître pourtant
qu'avec Carella, les artistes se sentent en sécurité et ainsi
libérés dans leur chant, ils compensent souvent grâce
à la beauté de la ligne mélodique, le manque de finesse
certain de cette direction musicale très virile et musclée.
Ces aspects masculins se retrouvent
dans un premier tableau où le Choeur d'hommes se montre très
professionnel, ni plus ni moins, avec, à nouveau, peu de contrastes,
peu ou pas de consonnes et d'accents, une honnête routine et une
certaine bonhomie. Dans l'optique d'une version concertante où peu
de choses distraient le regard et où donc, fatalement, le moindre
détail visuel prend des allures de coup de poing dans l'oeil, il
serait judicieux, nous semble-t-il, que tous se présentent avec
la même couverture de partition et qu'un des choristes, plus particulièrement,
évite de prendre appui nonchalamment, le coude sur le genoux et
la joue flasque sur le poing... Le professionnalisme réside également
dans ce genre de détail.
L'entrée de Cesare Catani nous
a ramené à d'autres préoccupations. Il nous laisse
partagés. Force est de reconnaître que Catani, de par ses
moyens naturels, impressionnants, et son énergie, parvient à
hisser son personnage au rang de véritable protagoniste. Ceci n'est
pas une mince affaire, Bellini n'ayant pas conçu sa partition pour
un monstre comme Rubini au-delà d'une scène d'entrée
acceptable. L'engagement du ténor est total, mais global. Le matériau
à la base est réellement corsé, large, imposant en
volume, mais, de toute évidence, lancé très vite en
carrière : bien des aspects du bagage technique du ténor
semblent avoir été négligés et maintenant,
après dix ans, il est résolument interdit au chanteur d'émettre
un son piano, tant l'émission s'appuie - dans tous les sens du terme
- sur une énergie assez brutale. Catani existe, notamment dans ses
récitatifs, mais son aria et sa cabaletta sont monolithiques,
pour ne pas dire primaires, avec un médium solide, mais des passages
cruellement à nu et un aigu assez frustre, claironnant à
souhait pour le grand plaisir d'un certain public. L'artiste ferait sans
doute beaucoup plus illusion dans un répertoire plus tardif et dans
le cadre d'une version scénique. Au-delà de sa prestation,
on regrette que le meilleur de ce potentiel non négligeable ne soit
pas mis en lumière faute d'armes adéquates.
Giovanni Furlanetto débarquait
de Paris et de Bastille où il venait de faire ses débuts
dans le même emploi. Prestation professionnelle et honnête
de cet artiste qui nous semble davantage à sa place dans un répertoire
plus mozartien. Furlanetto se sent obligé d'en faire des tonnes
pour crédibiliser un personnage trop âgé pour lui,
psychologiquement plus que vocalement. Plutôt que de se contenter
d'une émission qui peut être très agréable et
suffisante à elle-même, la " basse " préfère
jouer les vilains jusqu'à la caricature avec d'inutiles et faux
effets de timbre. Une plus grande conscience des mots et de la douleur
paternelle étaient accessibles à l'artiste mais, ce dernier
semble s'être également beaucoup ennuyé pendant cette
après-midi. Après avoir régulièrement " gratouillé
" sa barbe pendant la prestation de ses collègues, a fini par jeter
son dévolu sur un fil dépassant de sa chaise et a bien occupé
dix longues minutes à tenter de l'extraire avant d'en faire une
ravissante boulette... No comment...
Qu'est-il arrivé à Léonard
Graus pour que nous ressentions une telle sensation d'impréparation
? L'artiste qui rend d'immenses services à Liège depuis de
nombreuses années a souffert le martyre tout au long de sa prestation.
Lunettes et partition au garde à vous, nous jetterons un voile pudique
sur une prestation crispée, hésitante, frisant l'accident
vocal où nous avons eu peine à reconnaître le timbre
du chanteur, mais où nous avons partagé un stress, visible
et audible, à chacune de ses interventions. Graus nous doit une
revanche...
Giuletta vit un véritable jeu
de chaises musicales. Tatiana Lisnic céda son siège à
Donata D'Annunzio Lombardi qui finalement fut remplacée par la toute
jeune Ekaterina Siurina. La cantatrice russe a été la révélation
de cette représentation et est à l'aube d'une carrière
très prometteuse. En petite poupée matriochka, elle
est, physiquement, idéale de fraîcheur, de candeur et de mélancolie.
Dès sa première apparition
en scène, elle est crédible et de plus, très agréable
à regarder quand elle chante, rien ne perturbant une superbe émission.
L'instrument et la manière dont la jeune artiste s'en sert, sont
d'une réelle beauté, sans aucune verdeur, maîtrisant
la tessiture raisonnable de Giuletta. De bout en bout, Ekaterina Siurina
offre une vision argentine d'une Giuletta enfant, même dans la douleur
du tombeau et de l'agonie de Roméo. Sans bouder notre plaisir et
il fut grand cette après-midi là, Siurina va encore beaucoup
mûrir, et gageons que d'ici peu de temps, à la vue de l'intelligence
de ses choix, la cantatrice assumera bientôt l'intégrité
du phrasé lunaire bellinien, osera des clairs obscurs plus prononcés
et des dynamiques de consonnes autrement percutantes. Il va sans dire que
la psychologie de son personnage n'en sera que plus accessible pour le
public. Nous espérons également que des d'agréables
couleurs viendront bientôt ombrer un médium riche en potentiel
et que l'artiste affrontera plus crânement coloratura et suraigu.
Sur l'heure, après un Oh Quante Volte à peine sorti
de l'enfance et qui a beaucoup touché, Ekaterina Siurina trouve
ses meilleurs moments dans les duos avec sa partenaire où elle semble
galvanisée par l'affectueuse et sincère complicité
unissant les deux artistes. Assurément une personnalité à
suivre ....
Si nous n'avons pas eu droit à
la confrontation de Marie-Ange Todorovitch avec elle-même après
son Angelina, notre plaisir fut immense de retrouver, treize ans plus tard,
une autre Cenerentola, la plendide Ruxandra Donose. En 1991, la jeune Roumaine
dans les premiers balbutiements de sa carrière, avait offert à
l'ORW une délicieuse Cendrillon rossinienne. Elle nous revient dans
un tout autre emploi, grandie, mature, en pleine possession de moyens qui
ont beaucoup gagné, notamment en termes de couleurs, à la
faveur d'une carrière très intelligemment conduite. Donose
offre, visuellement, un Romeo idéal, crédible, racé
et juvénile. Romeo voit souvent s'affronter deux types d'emplois.
Les grands contraltone alla Podles ou encore davantage alla
Horne ou, plus proches, de nous des mezzos plus clairs et plus légers,
comme Kasarova ou Larmore. A première vue, on serait tenté
d'inclure Donose dans la seconde catégorie, pourtant on s'y refuse.
Son Romeo est avant tout personnel,
pétri d'humanité et défini par un chant d'une probité
à toute épreuve. Le mezzo roumain refuse tout effet gratuit
ou facile - même quand le chef l'y invite - et dessine son héros
avec comme armes une émission superbe et libre sur toute la tessiture
ainsi qu'un amour des mots à fleur de lèvres. Les moyens,
sans être surhumains, affrontent sainement les aspects virils et
guerriers du Se Romeo t'uccise un figlio et du la tremenda ultrice
spada. Mais bien davantage, l'artiste touche par une véritable
évolution psychologique, elle y croit et nous aussi, emportant l'adhésion
dans une scène du tombeau (celle de Bellini et non pas de Vaccai,
ici) très émouvante et servie par une morbidezza supérieure.
Avec Donose, Bellini voit s'exprimer, sans aucune affectation, tout le
bagage d'une touchante belcantiste : un art du recitativo, un legato
sans couture et expressif, un rubato à bon escient et une
très estimable coloratura.
En cette belle après-midi de
printemps, avec la délicate essence d'Ekaterina Siurina et les couleurs
flamboyantes de Ruxandra Donose, le chant de Bellini fut fleuri dans le
sens le plus noble du terme. Merci Mesdames...
Philip T. PONTHIR