AMOUR
AU PIED LEGER...
Force est de constater que contrairement
aux reprises d'Eugène Onéguine, de Cosi fan tutte
et des Indes Galantes, le
retour de Lulu à Bastille ne s'effectua pas sous les meilleurs auspices,
surtout en ce soir de première.
Pourtant, cette production de 1998,
reprise l'année suivante - probablement une des meilleures de l'ère
Gall - avait de quoi séduire, sans toutefois faire oublier, bien
sûr, la mythique mise en scène de Patrice Chéreau pour
Garnier en 1979, avec Pierre Boulez au pupitre et Teresa Stratas en Lulu
et, last but not least, la création mondiale du IIIe acte
complété par Friedrich Cerha. (Ce spectacle extraordinaire
a été enregistré et diffusé à la télévision.
Espérons qu'il soit un jour reporté sur DVD.)
Pour cette entrée de l'oeuvre
à Bastille, Willy Decker, metteur en scène de talent, avait
choisi, comme à son habitude, un décor unique, évoquant
cette fois un cirque, où le spectateur s'installant à sa
place pouvait contempler, avant même que l'opéra commence,
Lulu juchée sur un grand escabeau, tel un joli fauve, exposée
à la fois aux regards de la salle et à la concupiscence d'hommes
anonymes, vêtus de noir et coiffés de grands chapeaux, assis
sur des gradins dominant la scène.
La distribution vocale était
de haut vol, très homogène, dominée par la Lulu d'Anna
Katharina Behnke - quasiment idéale, sensuelle, raffinée
et fragile, dotée de moyens vocaux nettement plus importants que
Stratas, et la chatoyante direction musicale de Dennis Russell Davies,
très lyrique.
La reprise de ce spectacle pour la
dernière saison d'Hugues Gall était très attendue,
d'autant qu'on devait y entendre dans le rôle-titre la soprano américaine
Laura Aikin, qui avait fait sensation en campant une Zerbinette incandescente
au Châtelet, en mars 2002, dans une mise en scène par ailleurs
fort contestable de Günter Krämer.
Oui, mais voilà, c'était
sans compter un accident regrettable qui entraîna ce à quoi
l'Opéra de Paris, aussi bien Garnier que Bastille, nous a habitués
depuis un certain temps déjà : la soirée mimée...
Jugez plutôt : trois jours avant
la générale, Laura Aikin se casse le pied au cours d'une
répétition... Il faut dire que la mise en scène de
Willy Decker, toute réussie qu'elle soit, ne ménage pas les
chanteurs, et en particulier Lulu : échelles à monter et
à descendre, atterrissage contrôlé sur le piano et
le bar, etc.
Il fallut donc trouver une remplaçante
pour toute la série, ce qui fut fait en la personne de Marisol Montalvo,
qui apprit - au pied levé si je puis dire - la mise en scène
en deux jours et assura la générale. Cette chanteuse, américaine
également, avait obtenu un grand succès en tenant le rôle
de Lulu dans une mise en scène plutôt décoiffante de
Pet Halmen à Toulouse en janvier 2003.
Mais patatras, coquin de sort, le matin
de la première, Marisol Montalvo se réveilla aphone...
Et voilà que le spectateur incrédule,
se pinçant pour se demander s'il ne rêvait pas, assista à
cette chose hallucinante : Lulu chantée à l'avant-scène
par la titulaire du rôle à l'origine, Laura Aikin, s'appuyant
soit sur une chaise, soit sur un déambulateur, et remplaçant
en quelque sorte sa remplaçante, laquelle, dans l'incapacité
d'émettre un son, se démenait cependant sur scène
en mimant le rôle et en feignant de chanter comme au bon vieux temps
du play-back à la télé, des émissions
de variétés où se produisaient Claude François
et ses Claudettes...
Quand l'Opéra de Paris cessera-t-il
de faire fi du public en lui infligeant ces soirées qui semblent
échappées tout droit des écoles de Félicien
Marceau et de Jacques Lecoq ? Quand se décidera-t-il à procéder
comme dans tous les grands opéras du monde, où l'on dispose
non pas d'une, mais parfois même de plusieurs doublures ? D'autant
que, souvenons-nous, ce n'est pas la première fois : il y avait
eu Ariodante en 2001, où l'on vit un soir von Otter se mimant
elle-même et chantant avec la voix de Della Jones (!!!) sans oublier
les inénarrables péripéties de Giulio Cesare
en 2002, où, après la défection de David Daniels,
on eut droit à des soirées du même genre au cours desquelles
- lorsque le formidable Flavio Oliver ne chantait pas - Mariana Mijanovic,
selon son humeur, montait certains soirs sur scène ou préférait
demeurer dans la fosse, l'assistant du metteur en scène assurant
alors sa doublure.
Il est vrai que dans le cas de Lulu,
la malchance sembla poursuivre les protagonistes, mais en de telles circonstances
n'eût-il pas mieux valu annuler purement et simplement la soirée
? En effet, comment juger une telle représentation ?
Il est clair que malgré la qualité
du reste de la distribution, à commencer par l'extraordinaire Anja
Silja (qui fut aussi une grande Lulu) en comtesse Geschwitz et le vétéran
Franz Mazura qui chantait déjà le Doktor Schön et Jack
l'Eventreur en 1979, à Garnier - tous les autres, sans exception,
n'appellent que des louanges - une telle situation ne pouvait que perturber
le plateau. D'autant que la direction musicale de Kontarsky s'avéra
bien lourde, voire pesante et même parfois confuse, et que la mise
en scène de Decker révéla soudain des faiblesses imperceptibles
lors des séries précédentes. On sentit d'ailleurs
la salle retenir son souffle quand Anja Silja, qui n'a plus vingt-cinq
ans, dut à son tour gravir l'échelle...
Nous n'avons pas pu entendre - et pour
cause - la voix de Marisol Montalvo, mais sa prestation scénique
est assez décevante : en résumé, elle en fait trop,
gesticule, court dans tous les sens, passe son temps à ouvrir les
cuisses, qu'elle a fort belles, fermes et musclées, et sa gestuelle
fait plus penser à celle d'une gymnaste ou d'une meneuse de revue
à Broadway qu'à la troublante et délicieuse Lulu.
De plus, quand elle minaude, elle devient un petit animal lubrique assez
déplaisant, fort éloigné de ce personnage ambigu et
enfantin dont Louise Brooks avait donné au cinéma une interprétation
inoubliable. En conclusion, malgré sa plastique irréprochable,
Marisol Montalvo est bien loin de posséder le charme ravageur et
la candeur envoûtante de cette femme hors du commun...
D'ailleurs, au fil de cette étrange
représentation, l'attention du public se déplaça imperceptiblement
vers l'avant-scène où se trouvait la formidable Aikin, arc-boutée
sur son déambulateur, électrisante, magnétique, malgré
son handicap, et dégageant une énergie irrésistible.
Incontestablement, on tenait là une superbe Lulu, alliant beauté,
charme, séduction et les moyens exacts du rôle : une voix
ronde fruitée, puissante et des suraigus d'airain. De tels atouts
ne pouvaient que convaincre, pour finalement séduire. Aux saluts,
en équilibre instable sur un pied et soutenue par ses collègues,
elle fit un véritable triomphe, amplement mérité.
Et lorsque finalement un des chanteurs
la porta dans ses bras, l'enthousiasme tourna au délire, ce qui
déclencha chez elle une crise de larmes où l'émotion
se mêlait à la joie.
On ne peut que s'incliner devant le
courage extraordinaire dont Laura Aikin fit preuve pour réaliser
une telle performance pendant presque quatre heures et regretter d'autant
plus amèrement de devoir être privés d'une aussi belle
artiste pour le reste des représentations.
Il restera à Marisol Montalvo
la lourde tâche de convaincre à son tour et, on le lui souhaite,
de triompher...
Bizarre soirée, assurément...
Juliette BUCH