EMBARQUEMENT POUR
CYTHÈRE...
A propos d'Eugène
Onéguine et de Così
fan tutte à l'Opéra de Paris, nous écrivions,
il y a quelques mois, que les reprises sont souvent plus intéressantes
que les premières... C'est, une fois de plus, le cas pour ces Indes
Galantes qui semblent avoir pris un "coup de jeune", tout à
fait salutaire et vivifiant : une distribution plus homogène qu'à
la création, une mise en scène resserrée et dynamique
- Andrei Serban est revenu travailler avec toute l'équipe, et cela
se sent - et surtout une direction musicale plus énergique, festive
et moins languissante qu'auparavant.
Évidemment, Serban n'a pas renoncé
à certains tics de mise en scène assez agaçants, comme
la volonté frénétique de vouloir à tout prix
remplir l'espace scénique par une débauche de figurants,
d'acrobates et de décors souvent kitschissimes, en particulier dans
le Prologue (ah! ces bergères et pastoureaux, et ces amours ailés
portant des nuages !), mais il n'empêche que le tableau des Incas
du Pérou qui clôt la première partie frôle
la perfection, avec de splendides éclairages et des harmonies d'or,
de pourpre, d'ocre, de noir et d'orangé du plus bel effet, alors
que les autres Entrées, relativement moins réussies et caractérisées
par une certaine tendance à glisser vers l'esthétique de
la bande dessinée, restent quand même de très bonne
tenue.
La remarquable chorégraphie
de Blanca Li, mi-baroque, mi-déjantée, savante, pleine d'humour
et de fantaisie, s'intègre parfaitement à la mise en scène
et au travail des choristes. Le tout constitue un ensemble harmonieux,
à la fois ludique et poétique, autrement plus excitant que
le bric-à-brac intello-branchouille imaginé la saison
dernière par Carsen pour ses décevantes Boréades.
J'ai gardé pour la bonne bouche
un plateau formidable : il semble que l'"esprit de troupe", que l'on croyait
à jamais disparu, soit revenu en force pour cette série de
représentations. Le résultat est quasiment jubilatoire, voire
hédoniste : il est clair que ces artistes se sont follement amusés
à nous divertir. Ils seraient tous à citer, même si
certains participaient déjà la création et de la reprise
en 2000. Il convient de saluer tout d'abord la délirante Bellone
façon drag-queen de Joào Fernandes, la délicieuse
Phani de Jaël Azaretti, tout en finesse et en noblesse, qui nous a
charmés avec un "Viens Hymen" bouleversant de sensualité
retenue, le phénoménal Tacmas de Richard Croft, révélant
une veine comique tout à fait inattendue et la belle Fatime de Malin
Hartelius, au timbre musical et fruité. Ces trois derniers, avec
l'Ali de Nathan Berg, nous offrirent un "Tendre Amour" (sublime quatuor
des Fleurs), d'une absolue beauté.
Dans le Prologue, la charmante et pulpeuse
Danielle de Niese (la Cléopâtre de Garnier l'an dernier),
bien qu'on la sente parfois un peu étrangère à ce
répertoire, en particulier quant à la diction et au style,
se montre malgré tout bien chantante. Quant à Gaële
le Roi, en dépit d'une voix un peu légère, elle est
piquante et spirituelle à souhait en Zaïre, tout comme Valérie
Gabail en Amour, façon diablotin ravageur.
Il faut aussi évoquer les remarquables
Nicolas Cavallier, Anna-Maria Panzarella et Paul Agnew, tous trois délicieux
dans Le Turc Généreux, et l'impressionnant Nathan
Berg qui chante deux rôles, Huascar et Ali, le Don Alvar désopilant
de Christophe Fel, le Don Carlos très musical de François
Piolino, l'hilarant Damon de Christophe Strehl, et last but not least,
ces deux extraordinaires meneurs de revue que furent Nicolas Rivenq (Adario)
et Patricia Petibon (Zima). Cette dernière fit preuve d'un abattage
dévastateur qui déclencha l'enthousiasme du public pendant
la fameuse Danse des Sauvages. Voilà une belle artiste, délurée,
spirituelle, à la voix fraîche, bien timbrée et projetée,
qui devrait pouvoir faire merveille dans l'opéra-comique français,
une incursion appelée de nos voeux depuis fort longtemps.
Le choeur des Arts Florissants ne fut
point en reste et atteignit des sommets de poésie - "Clair Flambeau
du monde" dans Les Incas du Pérou - et de drôlerie
- "Forêt paisible" (Entrée des Sauvages). La salle
du Palais Garnier, chauffée à blanc, eut d'ailleurs le bonheur,
après les saluts, de se voir offrir en bis ce dernier choeur,
entonné par la troupe au grand complet, déchaînée
et dansante, et rejointe sur scène par un Bill Christie tout aussi
allumé que ses comparses.
De la belle ouvrage, assurément,
qui nous donne envie de reprendre avec Paul Agnew (Le Turc Généreux)
:
"Hâtez -vous de vous embarquer,
Jeunes coeurs, volez à Cythère...."
Juliette BUCH