Il est du plus mauvais goût
d'invoquer la "malédiction des Boréades", comme le
font certains, tant le décès du père de Marc Minkowski,
deux jours avant cette première, n'a de commune mesure avec le black
out électrique de l'Opéra Garnier lors de la reprise
de 2003 dirigée par Christie et même les tourments éditoriaux
de la partition, restituée par Gardiner à Aix puis... à
Lyon en 1983. Le chef prononce un émouvant hommage à son
père avant la représentation, un père flûtiste
et grand admirateur de Rameau, souvent aperçu dans le public de
Platée.
Les Boréades, dernière
oeuvre lyrique achevée par Rameau mais jamais représentée
de son vivant, n'a pas toujours la force et l'efficacité dramaturgique
de Platée, justement. Alphise, reine de Bactriane, ne peut épouser
qu'un descendant de Borée. Deux prétendants lui font une
cour assidue et mortellement ennuyeuse, deux Boréens, Borilée
et Calisis. Mais elle aime Abaris... et tergiverse sans fin, ce qui donnera
largement le temps à ses sujets d'entamer les danses les plus diverses.
Rejetant sa couronne pour ne pas avoir à choisir, elle déclenchera
les foudres de Borée, qui sera finalement vaincu par Apollon. Quant
à Abaris, qui lui aussi aura hésité longtemps avant
de se décider à endosser le costume de héros plutôt
que celui de victime, il se révèlera fort opportunément
descendant de... Borée, ce qui arrangera tout le monde à
la fin. On ironise... mais force est de reconnaître qu'une fois écartés
les codes de la métaphore baroque plus pertinents à l'époque
de Rameau, le livret est aujourd'hui d'un kitsch absolu, que Cahusac en
soit l'auteur ou non. Le contexte de la conception de l'ouvrage étant
à mille lieues de celui d'un spectateur contemporain calé
dans un fauteuil profond et une salle de jais, on pardonne quelques bâillements.
Il s'agit bien là d'une féerie mythologique dont le message
libertaire ("Le bien suprême, c'est la liberté") ne prend
véritablement quelque force qu'à partir de la fin de l'acte
III, quand Borée déclenche ses foudres devant l'affront d'Alphise.
Né alors que le modèle de la tragédie lyrique se meurt,
cet opéra-ballet laisse une grande place aux intermèdes dansés
qui, s'ils permettent à l'auditeur de se régaler de la science
orchestrale d'un Rameau visionnaire (prélude de l'acte IV), rompent
sans cesse un fil dramatique déjà fort ténu. La gageure
en devient délicate pour le metteur en scène...
(© Gérard Amsellem)
Or le dispositif scénique se
révèle ici acoustiquement astucieux et théâtralement
efficace : à l'image des tourments d'Alphise prise au piège
de la loi ancestrale et sous l'effet des vents soulevés par Borée,
des panneaux semi-circulaires tournoient dans l'espace sur un sol souligné
de spirales elles-mêmes mobiles (et silencieuses, bravo les techniciens...).
Par ce truchement, les personnages apparaissent et disparaissent comme
par magie au gré de la distribution et certaines pages, comme le
puits de lumière et l'escalier de l'Amour, ou l'habile enlèvement
d'Alphise par Borée, dégagent une poésie quasi surnaturelle.
Pour autant, le procédé tend à lasser, la scénographie
ne changeant qu'après la tempête (bouleversement à
vue magnifiquement orchestré), ne laissant plus voir que les carcasses
éventrées des panneaux. Quant à l'antre de Borée,
il est tout entier occupé par un immense ventilateur grillagé
qui devient la prison d'Alphise, avant que de souffler les pétales
de l'hymen final. La nature, cadre de l'ouvrage, semble bien absente de
ce choix esthétique, contrairement à l'option choisie par
Carsen à Garnier, si ce n'est quelques malheureux bouquets.... Laurent
Pelly préfère opposer les grisailles du décor et les
bleus-verts des costumes (très seyants) aux noirceurs du monde de
Borée ; la seule évocation solaire, outre la clarté
zénithale accompagnant l'Amour déjà cité, viendra
à l'acte V d'un projecteur braqué sur le moyeu de l'hélice
devenue soleil, et d'un Apollon s'éclairant lui-même de ses
deux mains. On sent que Laurent Pelly a voulu éviter à tout
prix la joliesse et la naïveté, ne laissant place aux éléments
que dans leur aspect maléfique : orages, éclairs, mais de
quelle façon ! Tout le plateau semble pris dans la bourrasque, reléguant
les chanteurs à l'avant-scène.
Cette joliesse redoutée le rattrape
pourtant parfois dans la trop fade chorégraphie de Lionel Hoche
: si les mouvements d'enroulement des corps répondent à ceux
du décor, l'ensemble ne correspond que trop rarement aux subtilités
de l'écriture musicale et manque d'imagination. Quelques mouvements
de bras ne compensent pas l'absence, en soi défendable, de références
vraiment baroques, qui semble hélas aussi craindre l'audace contemporaine.
Paul Agnew & Mireille Delunsch
(© Gérard Amsellem)
Le plateau vocal, comme lors des représentations
parisiennes de l'an dernier, est totalement dominé par Paul Agnew,
qui confirme son rapport fusionnel avec le rôle d'Abaris. L'ampleur
de la tessiture mixte additionne celle d'un haute-contre aux aigus héroïques
ou tendres et celle d'un vrai baryton, avec une qualité de passage
de registres stupéfiante. Le timbre dense et charnu, l'intelligence
stylistique, la clarté de sa diction lui permettent de dresser un
portrait sensible d'Abaris auquel il sera difficile pour d'autres de se
mesurer. Et même la relative timidité scénique de l'interprète
est habilement transformée en atout (moins dans les scènes
héroïques, reconnaissons-le) afin de peaufiner le chant subtil
et divinement phrasé du héros malgré lui.
La distribution masculine affiche également
avec bonheur Stéphane Degout, enfant du sérail lyonnais,
hier Borylée chez Christie, montant en grade pour camper un Adamas
idéal dans la diction et la projection de la voix, solidement charpentée.
Belles prestations aussi de François Lis (Borée) et Thomas
Dolié (Apollon). Scéniquement efficaces, les deux Boréens,
Tom Allen et Marcel Boone, sont plus inégaux vocalement.
Mais la grande déception de
la soirée réside dans la prestation d'une Mireille Delunsch
fatiguée, surtout au début de l'opéra. Une Alphise
noble mais trop fragile vocalement, laissée à elle-même
scéniquement pendant de trop longs instants (ceux des ballets) pour
arriver à maintenir la cohérence de son incarnation, trop
tendue pour être réellement émouvante, même si
sa présence est plus palpable après l'entracte. La diction,
pâteuse, justifie la présence un peu surprenante de sous-titres.
On se demande pourquoi Abaris ne tombe pas plutôt sous le charme
de Sémire, incarnée par la lumineuse Magali Léger.
L'émotion tangible de Marc Minkowski et de ses musiciens explique
une mise en place un peu difficile, une ouverture un rien brouillonne aux
cors, timides, mais la reprise en main ne se fait pas trop attendre et
l'on retrouve un Minkowski plus souverain, une direction jouissive et millimétrée
dans des musiques de ballets d'une belle exactitude métrique et
d'une grande cohérence globale. La fusion des Musiciens du Louvre-Grenoble
et de l'orchestre de l'Opéra est rien moins qu'évidente dans
une partition d'une réelle difficulté, mais le résultat
est là, notamment dans les bourrasques orchestrales des deux derniers
actes. Science coloriste de Rameau, palette de nuances et de dynamiques
de Minkowski, astucieusement avantagée par une fosse hissée
à la hauteur du parterre.
Sophie ROUGHOL