UN GENTLEMAN DÉSABUSÉ...
Ce concert au programme surprenant
et un peu provocateur - Poulenc / Wolf, deux univers on ne peut plus opposés,
du moins en apparence - avait pour principal attrait de nous donner à
entendre ce ténor controversé, à la personnalité
originale et complexe, dans le répertoire français.
Le grand succès de son fabuleux
Winterreise,
en mars dernier, accompagné par un pianiste superlatif, Leif Ove
Andnes, pouvait laisser augurer une autre soirée "magique".
Hélas, le miracle n'allait pas
se reproduire ; la soirée offerte au public du Châtelet se
révéla assez déroutante, voire décevante.
D'emblée, entrant en scène
de manière presque brutale, Bostridge sembla étrangement
mal à l'aise et un peu crispé.
Malgré la juxtaposition audacieuse
des deux compositeurs, l'auditeur se retrouva devant une configuration
très "classique" du récital : un choix de mélodies,
un chanteur et son accompagnateur. Le cycle de Schubert s'inscrivait, lui,
dans un schéma tout différent : celui d'un projet artistique
singulier où pianiste et chanteur, soudain à égalité,
formaient une équipe en pleine osmose, aboutissant à un véritable
travail de chambristes, imprégné d'une absolue complicité.
L'ordre du programme initialement prévu
ayant été inversé, ce fut Poulenc que nous entendîmes
tout d'abord.
C'est peu dire que le français
de Ian Bostridge est perfectible. Il est même, dans certains cas
incompréhensible, en particulier dans les mélodies très
rapides. Le ténor livre surtout un Poulenc vidé de son humour,
qui transpire la mélancolie et le désespoir comme dans Montparnasse,
et le sarcasme dans Hyde Park.
N'hésitant pas à utiliser
la voix de fausset pour les Fêtes Galantes, d'une gaîté
sinistre, Bostridge investit la musique de Poulenc et la fait entrer dans
son univers qui est, comme on le sait, plutôt sombre (Il est l'auteur
d'un mémoire sur l'histoire de la sorcellerie). De badin, Poulenc
en devient inquiétant, une démarche qui, en soi, n'est pas
dénuée d'intérêt et peut apporter un éclairage
nouveau sur ces oeuvres relativement connues, mais qui, poussée
à l'extrême, peut mener à un véritable contresens.
Bostridge possède une forte
personnalité, certes, bien que son "étrangeté" semble
parfois relever d'une impertinence étudiée, sinon d'un certain
dandysme. Mais il manque à son interprétation ce qui fait
le chic de Poulenc, son humour, sa vivacité et cette légère
vulgarité, ce côté un peu coquin, gouailleur, tellement
"français", qu'affectionne tout particulièrement Dame Felicity
Lott, anglaise elle aussi, pourtant. Il est clair que le ténor ne
peut ou ne veut pas connaître cette facette du compositeur, il l'escamote
donc, la réfute. Poulenc peut être tragique et sublime - Le
Dialogue des Carmélites, La Voix Humaine - mais également
trivial en même temps que précieux, tout spécialement
dans ses mélodies. Ne pas en tenir compte peut participer du dédain,
d'un certain snobisme ; de toute façon, cette approche ne rend pas
justice à l'esprit si particulier du compositeur.
L'admirable Tel jour, telle nuit
annonce Wolf, en quelque sorte. On a, de fait, comparé ce cycle
grave aux mélodies de Schumann. Il semble que contrairement à
la première partie du programme - exception faite du célèbre
Pont
de C qu'il chanta fort bien - Bostridge se sente soudain en territoire
plus familier. Cependant, son français n'est pas plus intelligible
et c'est regrettable, car les textes d'Eluard sont sublimes. En mai 2002,
dans le même théâtre, le baryton Simon Keenlyside, également
britannique, en avait donné une interprétation autrement
investie, et dans un français superbe, d'un naturel confondant.
Avec Wolf, les choses s'arrangent car,
indiscutablement, le répertoire allemand convient mieux au ténor
qui retrouve ce naturel qui lui avait fait défaut dans les premières
pièces.
Les mélodies retenues font écho
à Poulenc, mélangeant badinerie et mélancolie : Le
Soldat, Le Matamore, Le Marin, L'Étudiant, autant de portraits
hauts en couleurs et qui donnent de l'amour, de ses plaisirs et de la campagne
au clair de lune une vision sarcastique et grinçante, comme si le
chanteur avait voulu nous dire : "Vous voyez bien, tout cela participe
de la même comédie lamentable et vaine, celle de la vie humaine,
si dérisoire."
Bostridge était sans doute en
méforme, comme en témoignaient sa nervosité en scène,
certains aigus très tirés et une tendance marquée
à chanter avec la bouche tordue, surtout en français. On
le sait, cet artiste est indifférent au beau son et n'a que faire
de l'image traditionnelle et belcantiste associée à la voix
de ténor, une optique qu'on peut respecter puisqu'elle a fonctionné,
et fort bien, en d'autres circonstances. Il n'empêche que l'impression
globalement ressentie ce soir-là fut celle d'une certaine désinvolture
à l'égard du public, et aussi envers lui-même, comme
si être là ou ailleurs lui importait peu, une indétermination
qui explique le manque de générosité, et, disons-le,
de charisme de son récital.
En dépit de l'originalité
du programme, nous sommes restés sur notre faim, d'autant que Julius
Drake, accompagnateur raffiné mais discret, trop peut-être,
manquait de l'autorité et du mordant dont avait fait preuve Leif
Ove Andnes et qui aurait pu inciter le ténor à se donner
davantage.
Il n'offrit qu'un seul et unique bis,
le
Clair de lune de Fauré, plutôt bien interprété,
mais entaché, une fois encore, de défauts de diction plutôt
gênants pour ce célébrissime poème de Verlaine.
La parution d'un disque de mélodies
françaises avec Julius Drake au piano est annoncée et toute
chose demeurant perfectible, on ne peut que souhaiter à Ian Bostridge
d'approfondir à la fois l'étude de notre langue et celle
de notre répertoire.
Juliette BUCH