Un
papillon prénommé Eva
En l'honneur peut-être des nombreux
touristes de l'Empire du Soleil Levant qui, friands d'Art Nouveau, chaque
année, se pressent pour admirer les trésors du Musée
de l'Ecole de Nancy, les vitraux de Gruber et les boiseries Majorelle ou
s'arrachent en salles des ventes les vases de Gallé et de Daum,
la capitale des Ducs de Lorraine accueillait l'une de leurs plus illustres
concitoyennes, une jeune fille de quinze ans, nommée Cio-Cio-San,
que Puccini a immortalisée, victime d'un amour impossible pour un
fringant lieutenant de la marine américaine. L'inconséquent
yankee
n'y voyant qu'une passade amusante et sans lendemain, en dépit de
l'enfant né de leurs amours, elle n'aura d'autre issue à
son désespoir que le suicide rituel, comme son père avant
elle.
Dans cette coproduction déjà
donnée à Nantes et Lille,
le metteur en scène Jean-François Sivadier renonce à
tout exotisme de pacotille, à toute "japoniaiserie" pour se concentrer
sur le drame universel de l'héroïne. Hormis l'entremetteur
Goro, l'oncle Bonze et le serviteur, clone de Jet Li, les costumes de Virginie
Gervaise se réfèrent plus aux drapés antiques qu'aux
kimonos. Quant aux deux Américains, ils arborent un sportswear
atemporel. Le décor dénudé ne laisse que peu d'intimité
aux protagonistes. Seules de grandes bannières amovibles, manipulées
par les interprètes, évoquent l'Extrême-Orient mais
aussi des voiles de bateau et la mer, si omniprésente. Tour à
tour cloisons, refuges ou armes (brandies contre Goro ou Yamadori), elles
dessinent un espace mouvant et évolutif, qui s'adapte remarquablement
aux effets quasi-cinématographiques de fondu enchaîné
que contient la partition musicale. S'octroyant même au 1er acte
quelques effets comiques de jeu avec la salle ou le chef, la très
précise direction d'acteurs se focalise ensuite sur Butterfly, dont
elle met en exergue, avec une grande finesse psychologique, l'isolement,
l'attente interminable puis le désespoir final.
Les seconds rôles croquent une
galerie de portraits contrastés et convaincants, du Bonze tonnant
de Cyril Roverty au Yamadori adolescent de Christophe Gay, en passant par
l'insinuant Goro de Nicolas Gambotti. En Sharpless, LeRoy Villanueva fait
montre d'une profonde humanité et d'une tendresse touchante mais
sa puissance vocale limitée le fait trop souvent disparaître
dans les ensembles ou les tutti orchestraux. Le grave profond et
sombre, presque de contralto, de la Roumaine Liliana Mattei convient mal
au rôle de Suzuki et déséquilibre notamment le sublime
"duo des fleurs" du 2ème acte. Enfin, le ténor américain
Evan Bowers campe un Pinkerton très probant, amusé et enamouré
au 1er acte, fuyant ses responsabilités au 3ème. La voix
est splendide, avec un aigu rayonnant et puissamment projeté. On
lui reprochera juste quelques engorgements dans le médium et une
certaine avarice de nuances piano.
Mais si cette production de Madama
Butterfly réussit à toucher au coeur (pour reprendre
la formule du metteur en scène), à emporter l'émotion
et l'adhésion et à soulever l'enthousiasme d'une salle archi-pleine,
c'est avant tout à son interprète principale qu'elle le doit.
Bien connue à Nancy, où elle a déjà offert
des interprétations remarquées de Violetta ou de Jenufa,
la soprano slovaque Eva Jenis réussit une exceptionnelle incarnation
de Cio-Cio-San. Le matériau vocal est pourtant parfois rebelle,
l'aigu quelquefois tendu et métallique, le vibrato par moments
envahissant. Mais qu'importe ! En très grande artiste, Eva Jenis
transcende ses limites, les utilise même à des fins dramatiques
et parvient à nous convaincre qu'elle joue sa vie, là, devant
nous... Elle réussit ce miracle de théâtre en premier
lieu par une implication scénique de chaque instant, explorant toutes
les facettes du personnage, successivement adolescente mutine, femme amoureuse,
épouse pleine d'espoir dans l'attente puis de doute, enfin petit
animal affolé et finalement plein de détermination. Mais
c'est par la voix surtout qu'elle parvient à émouvoir, à
tirer les larmes. L'irisation formidable des colorations, la progression
agogique du duo d'amour, la nostalgie infinie des longues phrases flottantes
pianissimo ("Un bel di vedremo"), l'attaque des aigus de front, à
découvert, à la Scotto, prémonitoire dans son désespoir
du suicide final ("Tu, tu, piccolo Iddio!"), tout est en situation et fait
mouche.
A la direction musicale, Pascal Verrot
déploie une immense énergie. Parfois un peu trop lente et
analytique, comme dans le "Coro a bocca chiusa" qui relie les deux derniers
actes, sa baguette parvient à enlever rythmiquement les ensembles
comme à s'épancher sans mièvrerie dans les moments
de pur lyrisme. Malgré ses efforts, il ne parvient cependant pas
toujours à obtenir de l'Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy
le velouté des cordes ou les paroxysmes orchestraux adéquats.
En dépit de quelques menues
réserves, une magnifique soirée d'opéra et un splendide
écrin pour la perle Eva Jenis.
Michel THOME