Commedia érotique
d'un soir d'été
Fantaisie érotico-baroque dans
le mode vénitien revenue à la popularité voilà
dix ans par la grâce de cette production, à présent
incontournable, du tandem Wernicke/Jacobs, La Calisto semble avoir
depuis rejoint le groupe de tête des favoris du public du Staatsoper,
quelque part entre la dernière trilogie Mozart/Da Ponte et l'intégrale
Wagner maison. La foule se presse en rangs serrés à l'Abendkasse
pour s'arracher les quelques places restantes le soir même et, dans
la salle remplie à ras bord, les populations se mélangent
allègrement, les petites Rosenkohlenköpfe (mot à
mot les "têtes de choux-fleurs", entendez par-là les ravissantes
mamies impeccablement brushées et permanentées) se trouvant
prises en sandwich entre couples gays branchés sur leur trente-et-un,
jeunesse piercée en baggy trousers et survêtement Quicksilver
à capuchon, et mères de familles bourgeoises entourées
de leurs marmots endimanchés. A peine a-t-on pris le temps de se
dire que la marmaille en question est peut-être un peu jeune pour
un tel livret, que le rideau se lève et rectifie ce jugement trop
hâtif : si, en effet, le livret follement, délicieusement
licencieux de Faustini risque de les dérouter (quoique, la jeunesse,
de nos jours... ), l'imagerie convoquée par le regretté metteur
en scène allemand a tout pour les séduire.
La Calisto, en effet, compte
incontestablement parmi les plus grandioses réussites de Wernicke
qui, en prenant le parti de la transposition commedia dell'artesque,
faisait un choix décisif pour la longévité de cette
production. Le décor ingénieux, les couleurs festives, les
costumes raffinés et l'humour burlesque suscitent toujours le même
enthousiasme, la même fascination, et c'est l'auditoire au grand
complet qui retombe en enfance en regardant ces personnages se débattre
dans des situations toutes plus délirantes et ambiguës les
unes que les autres (qui a dit que l'enfance était innocente?).
Comme quoi l'émerveillement au théâtre tient parfois
à vraiment bien peu de choses: un dispositif scénique malin
(auquel une machinerie antique et apparente ne retire rien de sa magie,
bien au contraire), un timing dramatique parfaitement réglé,
une galerie de personnages bien campés, de la suite dans les idées,
et surtout ce petit grain de folie supplémentaire qui fait qu'un
très beau spectacle se fait génial.
Toute extraordinaire que soit la production,
on aurait pu cependant craindre un essoufflement du fait des multiples
reprises - ce d'autant plus que la distribution réunie ici avait
déjà participé aux reprises précédentes
(et plus de la moitié, même à la création).
Que nenni! Il semblerait même que les chanteurs se soient enfin totalement
approprié la pièce et ses personnages, livrant une interprétation
proprement électrisante.
Hans Peter Kammerer notamment est
un Mercurio roublard et agile, à la belle présence vocale,
et fait parfaitement la paire avec le Giove hilarant d'Olivier Lallouette
(sommet: le duo génialement machiste È spedito quel marito
au deuxième acte). Lallouette, qui par ailleurs tire merveilleusement
son épingle du jeu dans le rôle presque double du maître
de l'Olympe, s'acquittant sans problème apparent des incessants
passages du registre naturel au falsetto (et vice-versa) et composant
un Jupiter particulièrement irrésistible dans ses scènes
de travestissement, mais également véritablement majestueux
dans ses dernières scènes avec Calisto. Les personnages plus
purement bouffes sont incarnés avec toute la folie requise par un
trio parfaitement adéquat: Banks, Pan impressionnant de ridicule
et d'orgueil mal placé; Abete, Silvano sérieux et très
pince-sans-rire; et surtout Visse, Satirino totalement déjanté
et hallucinant d'agilité tant physique que vocale, mettant parfaitement
à profit son timbre si particulier.
Si Endimione, lui, souffre toujours
du timbre peu séduisant de Graham Pushee, la caractérisation
du pâtre amoureux de la lune n'en est pas moins touchante et fait
entendre un chanteur plus inspiré qu'il ne nous en avait laissé
le souvenir dans d'autres rôles (par exemple Andronico dans deux
Tamerlano
tous deux de sinistre mémoire). Du côté des hommes,
la seule déception touche la Linfea de Bernard Loonen - mais elle
est malheureusement de taille. Voix débraillée, chant peu
raffiné et intonation redoutable, Loonen, qui par ailleurs en fait
des tonnes, passe complètement à côté d'un personnage
qui devrait être délirant de drôlerie; pas à
un seul instant la vieille nymphe sur le retour ne suscite l'hilarité
par elle-même, et l'on regrette terriblement celle, autrement subtile
et burlesque, d'Alexander Oliver.
Le versant (purement) féminin
de la distribution, en revanche, n'appelle que des éloges, et l'on
ne sait quelle déesse est la plus impressionnante, de la Giunone
spectaculaire (parfois même un peu trop) de Sonia Theodoridou ou
de la Diane autoritaire mais également si faillible de Luise Winter,
à qui ce rôle va décidément comme l'arc à
la patronne de la chasse.
Mais le clou de la soirée, c'est
sans conteste aucun la Calisto de Rosemary Joshua. Fraîche, suave,
impertinente, délicieusement crédule, étonnamment
friponne et en définitive réellement émouvante en
même temps qu'incroyablement sensuelle, la soprano galloise incarne
une nymphe de chair et de désir, parfaitement décomplexée
(y compris lorsqu'elle se jette avec lascivité sur sa vraie déesse
tutélaire), en osmose parfaite avec la musique incandescente de
Cavalli et le texte somptueux de Faustini. Profitant du soutien de Jacobs
et surtout de la connivence totale de Lallouette avec lequel elle compose
un de ces onstage couples qui paraissent assemblés dans le
ciel étoilé du décor de Wernicke, elle nous livre
une interprétation d'une finesse magistrale, bonheur de tous les
instants dont il faudrait détailler chaque inflexion, chaque phrasé,
chaque nuance. On n'est pas prêt d'oublier notamment un T'aspetto
e tu non vien brûlant de langueur et d'impatience, ou plus encore
un extraordinaire Piangete, lamento poignant d'incompréhension
et de détresse face au rejet dont fait l'objet la nymphe de la part
de celle qu'elle croit être sa bien-aimée.
Mais le bonheur est également
dans la fosse, et ce serait être grossier que d'oublier la part (énorme)
de louanges qui revient à Jacobs et à son Concerto Vocale,
dont l'accompagnement attentif et d'une somptueuse richesse sonore fait
littéralement tourner la tête de pure jouissance auditive.
Cela danse, cela sautille, mieux encore cela swingue (chaconne irrésistiblement
jazzy de Tarquinio Merula dont la ligne de basse, d'ailleurs, s'apparente,
avec un surprenant mimétisme rétrospectif, au blues), et
surtout cela ne donne qu'une envie: se lever de son siège pour aller
danser avec le petit Satyre et son ours de foire. Le public ne s'y est
pas trompé, qui a réservé une standing ovation
digne des plus grandes stars à l'orchestre et au chef, au même
titre qu'à la distribution. Merveilleux paradoxe que celui de cette
production importée, qui, profitant de l'absence de l'orchestre
maison (la Staatskapelle était en tournée), s'impose comme
la plus belle des conclusions imaginables pour la si riche saison 2001/02
du Staatsoper unter den Linden.
Mathilde Bouhon
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Lire aussi :
l'interview de Rosemary
Joshua
L'hommage rendu par la rédaction
à Herbert Wernicke disparu en
avril 2002