Carmen déçoit, Bizet
triomphe.
Patrice Caurier et Moshe
Leiser voulaient quitter le stéréotype d'une Carmen femme
fatale, légère, gitane excessive, garce. Leur Carmen devenait
une femme libre. Libre dans un monde machiste. Une femme sans excès.
Une femme ne se battant que pour sa liberté de femme. Mais à
force de vouloir montrer cette femme libérée comme on en
rencontre de nos jours, les deux metteurs en scène français
ont gommé l'intensité et la démesure de Carmen. Sous
leurs désirs d'abolir la gitane extravertie, leur Carmen devient
banale. Non pas dans le discours, puisque les mots du livret conservent
la puissance du message féministe, mais dans le geste théâtral.
Dès lors, quel intérêt de présenter une femme
banale au théâtre ? Probablement aucun. Le théâtre
est fait de personnages typés, excessifs, extraordinaires. Carmen,
par sa place dans l'histoire du féminisme, l'est plus encore que
n'importe quelle autre héroïne d'opéra.
© DR Opéra de Lausanne
Monté pour la première
fois à Cardiff, voici cinq ans, ce spectacle a tourné dans
toute l'Europe (voir critique à Marseille)
avec des fortunes diverses. Si la caractérisation des personnages
imaginée par les deux metteurs en scène français avait
pu séduire le public du Welsh National Theater, à Lausanne,
la distribution proposée n'a pas brigué tous les suffrages.
A commencer par Isabelle Cals (Carmen) qui ne convainc guère.
Pourtant capable de beaux moments, comme dans son premier duo avec Don
José, on regrette que la chanteuse ne projette pas dans le masque
plutôt que dans la joue un très beau timbre de voix, teinté
de couleurs violettes et de noires, centré dans un rare et véritable
registre de mezzo soprano. Si la voix parlée est claire et distincte,
la diction chantée reste brouillonne avec une chute sensible de
la puissance. Parmi les autres protagonistes, tant Elodie Méchain
(Mercedes) que Christine Rigaud (Frasquita) sont de bien pâles
compagnes et leur routinier "air des cartes" n'avait rien de théâtral.
Si la voix crémeuse d'Ainhoa Garmendia (Micaëla) convient
au tempérament du personnage, l'élocution défaillante
de la chanteuse espagnole transforme cette crème en une pâte
inintelligible. De son côté, le torero de Evgueniy Alexiev
(Escamillo) n'échappe pas à la caricature souvent attachée
à son personnage. La voix est puissante mais manque de finesse et
de sensibilité musicale. Chez la basse russe, tout est dans l'excès,
peu dans la musicalité.
Seul le ténor Nikolaï
Schukoff (Don José) échappe à cette distribution
décevante. Admirable acteur, il se surpasse dans l'expressivité.
Capable d'asséner des aigus éclatants, même si parfois
tendus, il est un don José superbe de délire amoureux. Et
pourtant la voix n'est pas très belle. Heurtée, le legato
souvent absent, elle n'est pas sans rappeler les accents âpres d'un
Jon Vickers. Comme lui, le ténor autrichien s'exprime avec une théâtralité
exceptionnelle. Au tombé du rideau, son continuel engagement scénique
en fait le triomphateur du plateau.
Pourtant c'est vers Bizet que partent
les ovations du public lausannois. Le Georges Bizet de Nicolas Chalvin.
Nos lignes ont déjà relevé les qualités d'élégance,
de musicalité, du sens de la phrase musicale du jeune chef français.
Dans Carmen, il illustre les pages du compositeur sans jamais tomber
dans la caricature de ces mélodies connues de chacun. Traitant la
musique de Bizet dans l'esprit de sa création à l'Opéra
comique, il tisse une dentelle poétique chargée de la finesse,
de la subtilité et de la délicatesse d'un ensemble de musique
de chambre. Jamais, dans la fosse de l'Opéra de Lausanne, l'Orchestre
de Chambre de Lausanne n'aura tant brillé. A la pâleur
du plateau des chanteurs s'opposait la richesse d'un orchestre admirablement
découpé, éclaté. Si la scène avait été
habitée par de meilleurs musiciens nul doute que le spectacle se
serait potentialisé. Mêmes les décors de Christian
Fenouillat, les costumes d'Agostino Cavalca et les lumières
de Christophe Forey se seraient révélés moins
fades qu'ils ne le sont.
Jacques Schmitt
Prochaines représentations
:
les 13, 15, 17 et 19 juin 2005