MISSION
CLÉOPÂTRE
Créé en 1914 à
l'Opéra de Monte-Carlo, Cléopâtre est l'avant-dernière
oeuvre de Jules Massenet qu'il termina deux mois avant sa mort en 1912 (1).
Ecrite dans la dernière manière du maître stéphanois,
l'ouvrage est particulièrement épuré, renonçant
à la fois à ces "facilités" (2) qui font le charme
de ses opéras les plus populaires et aux artifices néo wagnériens
qu'on retrouve dans des ouvrages plus tardifs.
Comme les autres oeuvres tardives
du compositeur, Cléopâtre ne trouva pas son public,
un peu désarçonné par sa sobriété mélodique (2).
Le livret de Louis Payen affabule sur
les dernières amours de la souveraine égyptienne.
Au premier acte : coup de foudre réciproque
de Cléopâtre et Marc Antoine, pourtant déjà
promis à Octavie.
Premier tableau du II, à Rome
: Marc Antoine demande à Octavie de renoncer à lui puis s'enfuit
pour l'Egypte, laissant la jeune femme résignée.
Au tableau suivant, Cléopâtre
(déguisée en homme) passe joyeusement le temps dans un bouge
d'Alexandrie ; elle est accompagnée de son amant Spakos dont elle
excite la jalousie. Tout ça finit d'ailleurs par une bagarre, et
la souveraine est obligée de se faire reconnaître de la foule.
Le retour annoncé de Marc Antoine lui fait instantanément
quitter les bras de son éphémère consolateur.
Au troisième acte, Cléo
assiste à une fête donnée dans ses jardins. L'espiègle
égyptienne promet un baiser à qui videra une coupe de poison
(et ça marche !). Ces plaisanteries ne sont pas du goût d'un
Marc Antoine un peu déboussolé : Octave a déclaré
la guerre à l'Egypte et le romain hésite à se battre
pour la reine contre son propre camp, n'étant pas sûr de la
sincérité de Cléopâtre.
La reine, dont les sentiments sont
ambigus, le rassure et elle est à deux doigts de le convaincre quand
survient Octavie. La romaine le rappelle à ses devoirs envers sa
patrie mais obtient l'effet inverse : Marc Antoine combattra pour l'Egypte.
Au dernier acte, la reine se prépare
à mourir : ses troupes ont été vaincues. Elle a
envoyé des messagers à Marc Antoine, mais ceux-ci, sur ordre
de Spakos, ont annoncé au romain la fausse nouvelle de la mort de
la souveraine. A cette annonce, le romain s'est percé le flanc de
son épée et à demandé à ce qu'on le
ramène auprès de Cléopâtre (3).
Informée par Spakos de la mort
de Marc Antoine, la reine lui déclare qu'elle a enfin compris la
nature de ses sentiments : elle aime vraiment le triumvir. Comprenant qu'il
ne gagnera jamais l'amour de la reine, Spakos lui avoue ses méfaits
: de rage, Cléopâtre le tue de ses propres mains.
On apporte enfin Marc Antoine qui
vient mourir dans les bras de Cléopâtre ; celle-ci se fait
piquer par un aspic et ne tarde pas à le suivre dans la tombe.
Musicalement, le premier acte est marqué
par les fanfares romaines, un peu grandiloquentes, l'air de Marc Antoine
"Courtisane !" et l'arrivée de Cléopâtre, la musique
guerrière se muant en une mélodie langoureuse.
Au deuxième acte, on remarquera
surtout la danse d'Adamos et l'air de Spakos "Je t'aime tu t'es donnée
à moi".
Au troisième acte, ce sont
encore les ballets qui retiennent l'attention : leur richesse harmonique
et orchestrale nous renvoient au Massenet de la belle époque. L'air
de Cléopâtre "J'ai versé le poison" a plus de mal à
convaincre.
L'ouvrage ne décolle réellement
qu'au dernier acte, musicalement le plus réussi, culminant avec
le duo final "C'est le plus beau des jours" et la mort de Cléopâtre.
Comme on peut l'imaginer, un tel ouvrage
a tout à perdre d'une version concertante, le support visuel contribuant
grandement à maintenir l'attention.
Mais il s'agit avant tout d'un véhicule
correspondant aux moyens actuels de la diva catalane : le Liceo ne pouvait
guère se permettre de monter une représentation scénique
pour deux soirées.
La distribution réunie autour
de la chanteuse septuagénaire est d'un bon niveau ; sa principale
faiblesse réside dans l'hétérogénéité
stylistique des interprètes.
Ainsi, Carlos Alvarez campe un Marc-Antoine
bien chantant, sonore, voire claironnant, auquel le rôle ne pose
techniquement aucun problème, mais l'émission est trop "latine"
: on attendrait plutôt un Tézier ou un Stéphane Degout (4)
; très généreux, l'artiste est plutôt bridé
par le format concert ; de même, ce beau baryton verdien est un peu
"gêné aux entournures" par un ouvrage peu propice aux grandes
envolées théâtrales.
Content d'en avoir plein les oreilles,
le public lui accordera un accueil chaleureux au rideau final.
Montserrat Marti est l'autre attraction
de la soirée puisqu'il s'agit de la fille de Montserrat Caballé
et de son ténor d'époux, Barnabé Marti.
Côté potentiel, la chanteuse
semble malheureusement avoir hérité de son père :
aucun rapport avec le timbre exceptionnel ou le souffle inépuisable
de maman.
Cette déception passée,
Montserrat "numéro 2" se révèle néanmoins une
chanteuse plus qu'honorable, dotée d'une bonne technique (on retrouve
le legato maternel) et d'une grande musicalité. Sans incarner
le style "français" la chanteuse s'en approche convenablement. Une
chanteuse à suivre (5).
A une époque où les chanteurs
d'opéra se lancent dans la variété pour arrondir leurs
fins de mois, Nikolai Spakos constitue l'exception inverse ; ce candidat
au "top 50" russe tente ses premiers pas dans le lyrique. Au positif, les
moyens sont très certainement ceux d'un chanteur d'opéra,
de ceux à qui les grandes salles ne feront pas peur.
La technique est en revanche clairement
insuffisante : la voix est souvent en délicatesse avec la justesse
et les sons ne sont pas toujours émis de façon très
homogène, avec une émission typiquement slave (6).
Dramatiquement, le chanteur s'investit beaucoup dans son personnage, peut-être
même un peu trop s'agissant d'un concert, qui plus est aux côtés
de la placide Caballé.
Quand Montserrat aurait-elle dû
faire ses adieux à la scène ? Au milieu des années
80 lorsque la chanteuse assure encore quelques représentations mémorables,
tel le Don Carlo d'Orange ? Au début des années 90,
quand la diva ouvre sans convaincre son répertoire (la rare Fiamma
de Respighi ou à l'impossible Tristan et Isolde) ?
Près de 15 ans après,
la question ne se pose plus, la diva catalane ayant clairement pris le
parti de chanter jusqu'à la tombe, quelque soit son état
vocal. Dans ces conditions, il serait vain de juger de sa performance avec
les critères qu'on emploierait dans le cas d'une chanteuse au zénith
de ses moyens. Caballé chante aujourd'hui pour "son" public et dans
"son" théâtre. La seule question à se poser est donc
la suivante : l'admirateur de Montserrat retrouvera-t-il quelques miettes
de cette voix miraculeuse lors du spectacle ?
A cette question, le Henry
VIII de janvier 2002 avait apporté une réponse on
ne peut plus mitigée : même pour l'oreille la plus indulgente,
il était difficile de retrouver la Montserrat d'autrefois.
Ecrite pour un mezzo, et destinée
"par testament" à Lucy Arbell qui veilla sur les derniers jours
du musicien, Cléopâtre fut en fait créé par
Maria Kouznietsova. A cette occasion, 288 changements dans la ligne vocale
furent apportés à la partition (c'est le nombre que Lucy
Arbell fit constater par huissier !), ces altérations étant
destinées à rendre le rôle accessible à un soprano.
Autant dire que le rôle est
a priori dans les cordes (vocales) de Montserrat Caballé.
La première partie de cette
Cléopâtre marque une légère amélioration
par rapport à la dernière prestation de la chanteuse en ces
mêmes lieux : l'artiste est toutefois très précautionneuse,
distillant un vague murmure qui a du mal à passer la rampe, avec
néanmoins un minimum de legato.
L'ouvrage n'est déjà
pas facilement accessible : la prononciation "caballesque" n'arrange rien
et les deux premiers actes connaissent quelques longs tunnels ; au point
qu'on se demande un peu ce qu'on est venu faire là.
L'entracte passé, Caballé
ouvre les vannes : le volume est plus généreux (et du coup
la prononciation plus compréhensible), le timbre retrouve son velours
d'antan, et la diva nous gratifie de pas mal de ces sons filés qui
ont fait sa gloire ; le duo final et la mort sont finalement très
honorablement rendus.
Au global, les fidèles en auront
eu pour leur argent et gratifient leur diva d'une ovation bien méritée.
Comme il y a deux ans, une foule de
tous ages attend Montserrat à la sortie du théâtre
; la chanteuse dédicace à la chaîne, d'un air un peu
las (7). Retrouvant un peu de sa
joie de vivre passée, la diva catalane gratifiera ses admirateurs
d'un couplet de zarzuela, improvisé sur la rambla, avant de disparaître
dans sa voiture.
Rendez-vous en 2006 pour ses cinquante
ans de carrière ? Chiche !
Saluons enfin le chef Miquel Ortega,
visiblement amoureux de cette musique (8),
qui réussit le difficile exercice d'apporter un maximum d'attention
aux chanteurs (le public est quand même là pour Montserrat
et il faut éviter de couvrir la diva !) sans trop sacrifier la perception
d'une orchestration luxuriante. On retrouvera donc le chef plus libéré
(et de fait, totalement convaincu et convaincant) dans les passages chorégraphiques
et les interludes musicaux, faisant résonner superbement l'orchestre
du Liceu.
Et saluons surtout le Gran Teatre del
Liceu, un des rares théâtres avec le Metropolitan Opera, qui
sache rendre hommage aux artistes lyriques. Quelles que soient les réserves
qu'on puisse avoir à leur égard, que serait l'opéra
sans divas ?
Placido CARREROTTI
___________
Notes
1.
Amadis est officiellement le dernier opéra de Jules Massenet
puisqu'il ne fut créé qu'en 1922 (création posthume,
tout comme Cléopâtre et à Monte Carlo également)
; toutefois la composition de l'oeuvre semble remonter à 1889 et
avoir été achevée en 1910, deux ans avant Cléopâtre.
Les deux ouvrages n'ont guère connu de reprises et ont été
donnés à l'époque moderne dans le cadre de l'éphémère
Festival Massenet de Saint Etienne : Amadis en 1988 et Cléopâtre
en 1990 (dans une mise en scène malheureusement totalement ratée,
racontant une histoire parallèle sans rapport avec l'ouvrage, celle
de l'échec du tournage d'un film sur Cléopâtre dans
les années 30 !). Un enregistrement CD "live" de ces oeuvres a été
produit à cette occasion.
2.
Doit-on d'ailleurs parler de sobriété ou de pauvreté
? S'agit-il d'une volonté réelle de Massenet ou d'une panne
d'inspiration ? Les mélodies "charmeuses" n'étant pas totalement
absentes de l'ouvrage (telle celle du duo final "C'est le plus beau des
jours" reprise jusqu'à la lie), je pencherais personnellement plutôt
pour la seconde hypothèse.
3.
Cette partie de l'action en italiques n'est pas représentée
mais racontée par les personnages.
4.
Avec des moyens un peu plus modestes, Didier Henry s'était révélé
finalement plus convaincant à Saint Etienne.
5.
Dès lors qu'on ne vient pas en espérant entendre sa mère...
6.
Rien de rédhibitoire toutefois, et si l'artiste accepte de ne pas
se presser, de travailler sa technique et d'éviter pour l'instant
les rôles trop lourds, il peut envisager une belle carrière.
7.
Fatiguée, Caballé marche avec difficulté, toujours
aidée d'une béquille.
8.
Miquel Ortega dirigera d'ailleurs Charles VI à Compiègne.