Il n'est pas si fréquent, dans
l'opéra du dix-neuvième siècle, qu'un compositeur
- en l'occurrence Offenbach - mette en scène un personnage réel,
ici l'écrivain et compositeur E.T.A. Hoffmann, fût-ce au travers
de son oeuvre littéraire.
Il est peu probable que le personnage
présenté sur la scène d'Angers ce 12 mars eût
été reçu comme un hommage à sa propre mémoire
par l'écrivain, représentant du romantisme allemand. En fait
de romantisme, nous n'avons retenu qu'un personnage levant haut un coude
"éthylogène", chaloupant son ivresse dans un débraillé
récurrent et s'écroulant fréquemment, incapable de
faire un pas de plus.
La posture romantique, pour les metteurs
en scène, se réduirait-elle ainsi à une haute imprégnation
alcoolique, moteur et excuse de tout acte ? Nous pensions Hoffmann poète
avant tout, naïf et versatile, faible et victime quelque peu consentante...
proie rêvée pour les prédateurs successifs incarnant
le Mal absolu. Nous pensions que l'oeuvre d'Offenbach rendait hommage à
l'artiste fragile et vulnérable, hésitant aux confins du
réel et de la poésie, écartelé entre passion
et raison, pauvre victime de la méchanceté gratuite : si
l'alcool constitue un signe fort et suffisamment affirmé pour que
l'on ne voie plus que lui, il ne saurait à lui seul exprimer les
multiples facettes du personnage.
L'option choisie par les metteurs en
scène, soit la transposition dans le domaine du cinéma sert-elle
l'oeuvre, ou - la question n'est pas nouvelle - les metteurs en scène
eux-mêmes ?
Il est vrai que l'ouvrage est un long
flash-back qui nous installe dans le présent de la taverne du début
pour nous y ramener après les trois récits. L'univers du
cinéma, avec ses codes et ses rites, s'impose notamment par le biais
d'un gigantesque portique "Studio 2" - évoquant bien sûr les
grands studios américains - qui, côté cour, va livrer
régulièrement une foule de personnages hétéroclites,
chacun se prêtant au jeu des devinettes - "Aide-moi, c'est dans quel
film qu'on l'a vu ?" - étalant avant tout la culture cinématographique
des concepteurs. Foule illusionniste escortée de "paparazzi", caméras,
perchman... Le cinéma, tout le cinéma, rien que le cinéma
? décliné sans retenue au travers de ses modes, de ses artifices.
Et parfois cela marche... les illusions
perdues de Hoffmann, froissées comme de la pellicule inutile ; la
Mère d'Antonia, diva fétichisée au travers de ses
costumes ; Hoffmann allant et venant du réel à l'illusion
tels les personnages de Woody Allen surgissant de l'écran dans La
Rose Pourpre du Caire.
Mais trop de signes tuent le sens.
Pourquoi cette surcharge ? Si le spectateur peut rêver dans l'allusif
- douterait-on de son imaginaire ? - il est forcément anéanti
par l'explicite redondant. On est souvent dans une sorte de catalogue dans
lequel pourraient puiser des metteurs en scène en déficit
d'idées...
Difficile dans ce foisonnement de se
frayer un chemin et l'on attendra longtemps le "Silence ! on tourne !"
du chef quelque peu débordé.
Il est vrai que le thème préludant
à l'acte d'Olympia est devenu une marche frénétique
rythmant un concours de danse - ou d'aérobic ? - avec jury s'il
vous plaît, sorti tout droit du film de Sydney Pollack... on n'achève
pas bien que les chevaux !
La Poupée est espagnole, torturée
à la scie dans une boîte par des apprentis-illusionnistes
qui devraient se faire engager dans le Grand Cabaret de TF1...
Effets appuyés, envahissants
qui ne pouvaient masquer un "Air de la Poupée" laborieux dans le
phrasé... en dépit d'une voix légère et nuancée,
peu expressive, qui donne le sentiment de possibilités mal exploitées.
C'est avec Antonia - située
au 2ème acte - qu'une certaine émotion s'installe autour
d'une Lisa Houben (qui s'était déjà imposée
dans le rôle de Suor Angelica du Triptyque de Puccini en 2002)
élégante par la silhouette, souveraine par la voix fine et
émouvante, servie par une mise en scène plus resserrée
et un orchestre plus convaincant.
Le 3ème Acte retournera à
une débauche d'effets autour d'une Giulietta à la robe fendue
quelques centimètres au-delà du vulgaire et qui pourrait,
elle, se faire engager sur l'une des scènes parisiennes prévues
à cet effet ou se produire sur la Croisette lors du Festival de
Cannes... les metteurs en scène sont revenus en force et sans mesure.
Une voix pleine, bien timbrée parvient cependant à s'imposer
et la courtisane devient douloureuse et touchante lorsque son humanité
prédomine. Un grand moment, hélas peu respecté par
les manutentionnaires - qui n'en peuvent mais ! - faisant le ménage
sur la scène et introduisant un immense lit très kitsch...
Au final, une production ambitieuse,
qui veut absolument s'écarter des tracés traditionnels et
tend ainsi à positionner le seul opéra d'Offenbach parmi
ses oeuvres plus légères. C'est retirer de la gravité
et de la profondeur à une oeuvre écrite en fin de vie (représentée
pour la première fois après la mort du compositeur), c'est
la banaliser par un rapport très appuyé (trop ?) au monde
clinquant et superficiel du cinéma et du cabaret.
Une caractérisation affirmée
des personnages aurait pu introduire un contraste dynamique. Nous avons
vu ce qu'il en est de Hoffmann. Brandon Jovanovich a une belle présence
sur scène, mais un timbre de voix très métallique
dans les aigus le destinerait plus volontiers à des rôles
davantage triomphants, exigeant vaillance et panache - il fut un Pollione
(Norma) très convaincant
en décembre sur la même scène. Les échecs sentimentaux
de ce pauvre Hoffmann s'accommoderaient plus volontiers d'intimisme.
Le Mal lui-même, dont les incarnations
successives traversent l'oeuvre, n'a que peu à voir avec le démonisme
et avec l'épithète "fantastique" attribuée à
l'opéra. Le thème musical qui l'annonce est émis sur
un tempo tellement rapide que les graves et le caractère
inquiétant disparaissent.
Lindorff évoque un membre de
la maffia, Coppélius un trafiquant-vendeur à la sauvette,
Docteur Miracle un urgentiste en emploi précaire... Dappertutto
est en définitive le plus inquiétant, souteneur cynique abusant
de son pouvoir sur Giulietta. Vincent Le Texier a d'indéniables
qualités de comédien qui ne compensent cependant pas une
émission vocale souvent forcée et au vibrato prononcé.
C'est peut-être du côté
de Nicklausse, muse et conscience de Hoffmann, sorte de gavroche picaresque,
que l'on trouvera un personnage mis en scène avec pertinence...
Delphine Fischer est amusante sans vulgarité, conseillère
mais non sentencieuse, attentive aux désordres de son dégingandé
de Hoffmann. La voix est sans problème et son évocation de
"l'amour fatal", dans l'acte d'Antonia, bien soutenue par un orchestre
dont la conviction s'est affirmée peu à peu, aurait mérité
un appui plus chaleureux d'un public assez réservé... qui
se rachètera quelque peu lors du salut final. Le volume des applaudissements
n'établira cependant guère de hiérarchie entre les
protagonistes, distinguant seulement Antonia, Nicklausse et le rôle-titre.
On ne saurait soupçonner Angers-Nantes-Opéra
d'indigence quant aux moyens mis en jeu, c'est même le contraire
qui a pu désorienter le public avec une surabondance de sens, de
clefs, de symboles, d'effets, de mouvements... Le tout dans un espace scénique
encombré par un décor surdimensionné, comme si l'on
avait oublié que la scène n'est pas extensible.
Heureusement, des éclairages
judicieux sculptent des trajets visuels et organisent cet espace en lui
conférant une certaine lisibilité à des moments essentiels.
Le spectateur qui cherche son chemin trouve là un fil qui lui aura
peut-être permis de s'identifier à Hoffmann poursuivant sa
quête infinie, la lumière devenant alors le révélateur
sublimé de l'oeuvre en devenir.
Jacques REVERDY