AUX
AMES BIEN NEZ
Le Metropolitan Opera ne peut décidément
rien refuser à son ténor vedette. Après Sly
en 2002, c'est au tour de Cyrano de Bergerac de devoir sa résurrection
à la volonté de l'infatigable ténor espagnol, avide
de nouveaux rôles à sa mesure.
Pour satisfaire le chaland, l'institution
new-yorkaise a bien fait les choses : nombreux figurants, multiples décors
"en dur", duels et ballets viennent spectaculairement soutenir l'attention.
Au premier acte, nous sommes au coeur
du théâtre de l'Hôtel de Bourgogne avec scène
et étages de loges (1) ; le dernier tableau est
une version épurée du décor fixe du Teatro Olimpico
de Varese : une perspective de maisons de villes traçant des rues
qui fuient vers le fond de la scène, ensemble qu'on retrouvera à
l'acte II pour la scène du balcon.
Entre temps, nous aurons eu droit aux
cuisines de Ragueneau où s'activent maint cuistots.
L'acte III nous mène au siège
d'Arras : tirs au canon garantis, bruit et effets pyrotechniques inclus.
Enfin, le dernier acte nous conduit
au couvent ; après cette débauche scénographique un
peu étouffante et d'une certaine facilité, nous retrouvons
un décor stylisé, propre à la conclusion du drame
: miracle !
Ajoutez une direction d'acteur sobrement
théâtrale : le spectateur parisien n'en croit pas ses yeux
; de toute évidence, Francesca Zambello réserve ses audaces
au public de Bastille...
C'est que la cause n'est pas jouée
: Cyrano de Bergerac est loin d'être un chef-d'oeuvre injustement
méconnu et les défenseurs les moins objectifs du répertoire
oublié (dont je fais partie !) auraient du mal à crier à
la redécouverte du siècle (2).
Alors qu'on pouvait attendre de "l'homme
qui a fini Turandot" une musique vériste, les passages de
ce style sont relativement rares : l'art d'Alfano se déploie essentiellement
dans la beauté d'un orchestre presque debussyste, au détriment
des voix, qui ne se voient jamais confier d'airs ni de mélodies
qui marquent l'esprit à la première audition.
Seules exceptions : le beau duo de
l'acte II et l'air magnifique de Roxane à l'acte III, qui vaudra
d'ailleurs à Sondra Radvanovsky la seule véritable ovation
durant le cours du spectacle (malgré une abominable perruque blonde
!).
Il s'agit ici d'une oeuvre qui gagne
à la réécoute et avouons que cette opportunité
est rarement donnée aux ouvrages qui ne sont pas estampillées
"chefs-d'oeuvre du répertoire ". Fort heureusement, l'enregistrement
DVD de Roberto Alagna nous permet d'apprécier plus en profondeur
cet ouvrage attachant sinon exceptionnel.
Mais si cette représentation
finit par un succès incontestable au rideau final, c'est avant tout
le succès d'Edmond Rostand lui-même ; d'autant que le livret
d'Henri Cain préserve quelques unes des répliques les plus
célèbres de la pièce originale.
Le public apprécie visiblement
cette démonstration d'esprit (en tout cas ce qu'il en reste réduit
à un peu plus de deux heures de musique), et ce malgré une
traduction souvent médiocre. Quant à l'intrigue, elle est
sans comparaison avec celle de Sly, ouvrage relativement faible dramatiquement
: le public est donc justement séduit, l'oeuvre musicale respectant
le crescendo de la pièce.
Ce succès, c'est aussi celui
de l'indestructible Placido Domingo qui, à 64 ans, signe sa 121ème
prise de rôle. La tessiture assez centrale est idéale pour
le ténor à ce stade de sa carrière et le volume est
encore tout à fait correct, le style est en revanche parfois un
peu relâché (3). Principal regret, et Domingo n'est pas seul
en cause, on se dit à maintes reprises, que l'ouvrage gagnerait
à être chanté en français (ce qu'il est, semble-t-il,
car on reconnaît une phrase de temps à autres).
Théâtralement, le ténor
espagnol est un héros de fière allure aux trois premiers
actes ; pour le dernier, on pouvait craindre une interprétation
générique (Placido est mort tant de fois sur scène
!). Au contraire, l'artiste sait se renouveler et créer surprise
et émotion grâce à une incarnation d'un pathétique
achevé : du grand art.
A ses côtés, Sondra Radvanovsky
est une Roxane en pleine forme, un rien bridée par une partition
qui lui laisse peu de moments d'expression spectaculaires, à l'exception
des deux passages déjà cités qui lui vaudront un succès
mérité au rideau final. Sans être une artiste accomplie,
la soprano continue à progresser, les problèmes de justesse
ayant apparemment disparus.
Raymond Very incarne à la perfection
la jeunesse un peu fade de Christian. Vocalement, on sent rapidement la
fatigue avec une voix de plus en plus engorgée au fil de la représentation.
Opéra oblige, les autres personnages
de la pièce originale sont ici à peine esquissés.
Dans ces conditions, l'impeccable Anthony
Michaels-Moore est un luxe en de Guiche, de même que le Ragueneau
touchant de Roberto de Candia.
A la tête de l'orchestre du Metropolitan,
Marco Armiliato maîtrise avec métier une orchestration opulente
qui, en des mains moins expertes, pourrait couvrir les chanteurs. On regrettera
néanmoins une certaine difficulté à rendre lisible
la ligne mélodique d'Alfano.
Donné à guichet fermé
pour trois représentations, Cyrano sera repris dès la saison
prochaine : une occasion de mieux apprécier cet ouvrage au travers
d'une seconde écoute.
Placido CARREROTTI
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Notes
1. Un décor
qui rappelle celui du dernier acte de la production du Ballo
in Maschera de John Schlesinger à Salzbourg
2. Cyrano de Bergerac
me semble nettement inférieur à Risurrezione.
3. Disons en tout cas
que la ligne vocale ne coule pas toujours de source, ce qui vient peut-être
aussi de certaines bizarreries harmoniques de l'orchestration.