Après
Maria
Stuarda et Anna Bolena, Roberto Devereux, créé
en 1837, clôt l'épisode "historiciste" anglais de la carrière
de Donizetti. C'est donc par la fin que l'Opéra de Lyon entreprend
sa trilogie des "reines Tudor", avec cet ouvrage longtemps méconnu
qui ouvre sa saison. Et l'on applaudit des deux mains tant l'oeuvre est
excitante.
Relativement court (trois actes en
à peine plus de deux heures), resserré sur une action simple
et sans réelles ramifications, l'opéra se concentre autour
du traditionnel triangle amoureux formé par Elisabeth, Roberto et
Sara. L'histoire est même plus un prétexte (l'expression d'un
"air du temps" romantique aussi, habitué depuis Walpole et Scott,
aux paysages anglais) qu'une fin en soi dans ce contexte. L'action s'attache
surtout à révéler les âmes, à sonder
les coeurs ; le chant porte les affects, les brisures ; la voix exulte
ou pleure ; le silence même est vecteur de drame.
C'est que le personnage central de
l'oeuvre (contrairement à ce qu'en laisse entendre le titre), l'historique
reine Elisabeth, affiche ici l'une des psychologies les plus affinées
du répertoire belcantiste, ni demi-folle ni simple vierge pure.
C'est une âme violente et violentée, cruelle, duale, sanguinaire
; c'est aussi (surtout) une femme brisée, un coeur dont la fureur
vengeresse est le révélateur ultime de sa détresse,
son dernier rempart aussi. Parangon d'humanité souffrante et troublée,
Elisabeth recueille des pages parmi les plus extraordinairement belles
de Donizetti comme la scène finale épuisée, abandonnée
après les éclats des actes précédents et les
emportements du premier duo avec Roberto au I.
Dans ce contexte de dissection chirurgicale
des âmes et des sentiments, le choeur ne fera que des apparitions
formelles, trop "pluriel" pour s'insérer vraiment dans une action
où l'être ne compte que par son essence même. L'orchestre
aura peut-être plus de chance malgré le paradoxe apparent
de son désengagement, de sa neutralité. Point d'obligato
ici ; point de cor anglais comme dans Bolena ; point de flûte/glassharmonica
comme dans Lucia, mais, au contraire, une présence continue,
scrutatrice, froide même comme peut l'être celle d'un miroir.
Evelino Pido a bien compris l'urgence du drame, depuis l'ouverture qui
emporte comme une lame de fonds, véhémente. Le jeu de l'orchestre,
son talent aussi réside dans une scansion perpétuelle de
l'oeuvre, dans une lecture horizontale de la partition privilégiant
l'action pure. C'est qu'il ne s'agit pas ici de chercher des couleurs,
des tensions harmoniques, des subtilités que Donizetti n'a pas mises
entre les lignes de son papier réglé. Aussi monolithique
fût-il, le tissu orchestral tendu par Pido relève avec panache,
avec génie même, le défi d'une théâtralité
permanente. De cette joute, l'ouvrage sort incontestablement magnifié.
Les Grisi, Tamburini, Rubini se sont
illustrés sur cet échiquier complexe qu'est Roberto Devereux.
Beaucoup ont même vu s'affirmer ici le quatuor vocal amené
à triompher dans les oeuvres de Verdi. C'est dire les enjeux, les
pièges aussi dont regorge la partition. Quelles seront les satisfactions
du plateau réuni par l'opéra de Lyon ?
Maria Pia Piscitelli remplace Darina
Takova défaillante. Les deux voix s'opposent et sans doute les conceptions
aussi. La titulaire du rôle d'Elisabeth affirme un beau tempérament,
un timbre solide, corsé, le format général d'une belle
Abigaïlle. Sans avoir ni la pugnacité d'une Sills ni la parfaite
palpitation d'une Gencer, la phrase reste toujours intelligemment menée
(même si la projection reste généralement un peu faible),
l'ornementation de la cabalette du I très finement détaillée.
L'artiste a par ailleurs les défauts de ses qualités : si
le timbre est chaud, le grave corsé, l'aigu lui, passe souvent à
l'arraché, rompant la ligne de chant. D'une manière générale,
Maria Piscitelli reste toujours un peu en deçà des exigences
dramatiques de son rôle, dans la fureur comme dans l'élégie,
et il faudra attendre la scène finale, vibrante et presque rude,
pour que son interprétation s'impose avec la force de l'évidence.
C'est qu'elle souffre (comme Roberto
d'ailleurs) du voisinage de la Sara d'Enkeljeda Shkosa. Non pas que l'incarnation
de cette dernière soit irréprochable. Le mezzo monte un peu
trop vaillamment au créneau, avec la grâce d'une dame de la
halle, d'une guerrière caparaçonnée, voix torrentielle,
émission conquérante. Etre confronté à cette
Sara-là est un combat permanent pour exister. Pour toutes ces raisons
Shkosa déçoit. Prise ainsi à bras-le-corps, Sara perd
paradoxalement de sa crédibilité. Volcanique, trop univoquement
installée dans un forte instable et en fin de compte simplement
trop mature pour le rôle, l'incarnation dérange par son jusqu'au-boutisme
permanent.
La palme reviendra alors aux hommes
de la distribution. Stefano Secco donne ainsi un Roberto ardent, fiévreux,
mais aussi subtilement phrasé (le duo du I avec Sara porté
par un souffle allant jusqu'au bout de la nuance). La voix n'est pas véritablement
chargée en harmoniques, sans rondeur mais d'une puissance, d'une
virulence étonnantes. Son investissement, enfin, est simplement
magistral pour une scène de la prison, au III, d'une dynamique profuse,
parcourant toute la gamme des affects, déchirante et vocalement
superlative.
Laurent Naouri, pour finir, laissera
le souvenir le plus indicible de la soirée. Tout est là pour
laisser un Nottingham de référence. La nuance est infinie
; l'ambitus simplement titanesque, incroyable ; le phrasé est d'un
barde ; l'autorité du mari jaloux, bafoué comme la profonde
humanité de l'ami meurtri percent, suintent de chaque note. On sent
poindre le Posa idéal des dix années à venir et l'on
en vient à se dire que l'on tient là un belcantiste d'exception,
incontournable... et partant, cruellement sous-employé !
Au final, la nouvelle trilogie lyonnaise
s'annonce sous des auspices prometteurs. Et si les productions à
venir affichent encore des figures majeures comme Pido, Secco et Naouri,
elles pourraient créer l'événement comme l'a fait,
à sa manière, ce Roberto Devereux.
Benoît BERGER