"En chaque
créature, une étincelle de Dieu"
Dernière oeuvre du compositeur
tchèque, De la maison des morts connut une création posthume
en 1930, deux ans après la disparition de Janacek. Dans cet ultime
ouvrage, celui-ci fait montre d'une remarquable capacité de renouvellement,
au point d'ailleurs d'avoir suscité une certaine incompréhension
de la part de ses zélateurs les plus fidèles : ceux-ci virent
dans la composition une simple esquisse qu'ils n'hésitèrent
pas à modifier tant sur le plan de l'orchestration (jugée
trop apurée) que sur celui de la construction dramatique (avec l'introduction
d'un choeur en hommage à la liberté sorti de Fidelio). L'opéra
fut d'ailleurs donné dans cette version durant plusieurs décennies
avant qu'on se décide à revenir au matériau original
enfin apprécié dans sa nouveauté : une partition effectivement
épurée et profondément originale.
Renouvellement thématique également
: Jenufa, Kabanova, Makropoulos ou même La Petite Renarde
montrent les affinités de Janacek avec la Femme, surtout dans son
rapport à l'homme, dans sa lutte contre une certaine forme d'oppression
et dans sa victimisation.
A l'inverse, De la maison des morts,
est essentiellement une affaire d'hommes, malgré la féminisation
du rôle du jeune Alieia et la courte intervention d'une prostituée.
La rupture n'est pourtant pas complète
: il s'agit toujours de décrire l'incommunicabilité, autre
dimension fondamentale de l'oeuvre de Janacek.
Renouvellement dramatique enfin : l'ouvrage
est un récit, articulé autour de sous-récits (principalement
ceux de trois des prisonniers), sans d'ailleurs qu'aucun ne constitue une
pièce "structurée" (au sens où elle comporterait un
début, un développement et une fin). On est loin des intrigues
des opus précités qui semblent parfois empruntées
au courant vériste ou naturaliste !
Ces considérations exposées,
il faut reconnaître que l'ouvrage n'est pas nécessairement
le plus accessible du répertoire, surtout pour un public généralement
peu ou pas préparé : même les admirateurs les plus
inconditionnels de la Kabanova,
donnée l'hiver dernier, peuvent être désarçonnés
par cette écriture (1).
Le soir du 1er juin, seuls les spectateurs
les plus téméraires auront fait le déplacement : l'assistance
est franchement clairsemée (2) et l'accueil final
plutôt réservé, quelques enthousiastes applaudissant
pour la masse, majoritairement silencieuse.
Le plateau vocal est d'un bon niveau.
Au sein d'une distribution pléthorique (3), on
retiendra en particulier le Chichkov de Johan Reuter, peut-être le
seul grand rôle de baryton écrit par Janacek, dans une incarnation
profondément émouvante.
Légèrement en retrait
mais tout à fait satisfaisant, le Skouratov de Jerry Hadley : le
ténor trouve ici un emploi à sa mesure, sa technique sommaire
étant moins mise à l'épreuve dans ce répertoire.
Autres interprétations remarquables
: celle de Jeffrey Francis en Chapkine ou de Gaële Le Roi en Alieia.
Enfin, José van Dam impose sa présence en Alexander Petrovich
Gorianchikov, un rôle musicalement court mais qu'il sait marquer
de son charisme.
A la tête d'un orchestre de l'Opéra
de Paris en petite forme, Marc Albrecht se contente d'une mise en place
instrumentale, sans parvenir à susciter une véritable tension
dramatique (4). Il faut dire que la formation parisienne
a beaucoup de mal avec la partition : les violons sont systématiquement
stridents (quand ils jouent juste !) et les vents se font remarquer par
des accidents réguliers ; bref, un mauvais jour.
A l'image de la distribution, l'effectif
de production est lui aussi pléthorique : 7 collaborateurs en comptant
les assistants dont les noms figurent aussi en tête d'affiche !
Pourtant, la somme de ces compétences
ne se traduit guère par un résultat particulièrement
convaincant...
L'idée de base est pourtant
intéressante : plutôt que de montrer un univers concentrationnaire
dans toute sa grisaille, Klaus Michael Grüber avait choisi d'évoquer
la beauté de la Sibérie, renforçant ainsi la détresse
des prisonniers en l'opposant aux splendeurs du monde qui les entoure.
La réalisation n'est malheureusement pas à la hauteur des
ambitions affichées, malgré une certaine débauche
de moyens (pas moins de 5 décors !).
La première scène nous
transporte dans la cour d'une prison aux murs blancs garnis de tessons
de bouteilles multicolores (5) : côté jardin,
un immense platane. Dans le lointain, un soleil bas, tamisé par
le brouillard. La scène suivante nous mène sur les bords
de la rivière où les prisonniers préparent une fête
tout en démontant un bateau figuré par une espèce
de gigantesque maquette en balsa. Dans un cas comme dans l'autre, rien
qui ne mette vraiment en pratique l'idée d'un monde extérieur
plus attrayant.
L'aigle blessé est incarné
par un figurant déguisé en corbeau tout droit sorti du Muppet
Show ; les prisonniers sont habillés de délicieux costumes
jaune vif : on se croirait dans un roman d'Enid Blyton (6).
Nouveau changement de décor
avec la fête : estrade et gigantesque rideau de scène flanqué
de têtes de morts ornées de bougies ; ces prisonniers ont
les moyens et leurs riches costumes témoignent d'une soudaine aisance
financière ; le résultat entre cette fois en totale contradiction
avec l'ambition affichée : le monde extérieur nous paraît
moins beau que cette prison de luxe.
Le reste est à l'avenant.
La direction d'acteur est classique,
l'accent étant mis sur les performances individuelles des chanteurs
plutôt que sur le groupe lui-même : pourtant, et pour silencieux
qu'ils soient, les prisonniers ne sont-ils pas tous des personnages à
part entière, même lorsqu'ils ne chantent pas ?
Un spectacle où l'on appréciera,
suivant le cas, le "verre à moitié vide" ou "le verre à
moitié plein".
Pour notre part, nous apprécions
cette représentation dans l'absolu, mais pas dans le cadre des objectifs
de renouvellement et de qualité supérieure ressassés
à l'envi par la nouvelle équipe de la direction de l'Opéra
de Paris.
Placido CARREROTTI
______
Notes
1. La conférence
préalable de Gérard Mortier n'arrange pas nécessairement
les choses : le 1er juin, l'actuel patron de l'Opéra de Paris aura
pas mal glosé sur la vie de Janacek, ses amours platoniques comparées
à la sexualité de Mozart et à son appétit pour
les jeunes pianistes ; peu de choses qui permettent d'apprécier
cet ouvrage à sa juste mesure.
2. 130 € la place
d'orchestre pour 1h25 de musique sans entracte, ça fait réfléchir,
même les plus hardis.
3. 22 rôles :
chacun chante donc en moyenne moins de 4 minutes !
4. J'ai dans mon souvenir
une version salzbourgeoise où Claudio Abbado imposait une progression
implacable dès le prélude.
5. Les vrais goulags
étaient pourtant dépourvus de clôture du fait de l'impossibilité
de s'en échapper en traversant les déserts glacés
qui les entourent.
6. On pense évidemment
à "Oui-Oui au Goulag" et à sa conclusion finale : "Oui-Oui
meurt".