ATTENTION LES YEUX !!!
Créée à Salzbourg
(alors dirigé par Géard Mortier), la production de Christoph
Mathaler fait halte à Paris pour huit représentations. Déjà
montré à Bruxelles, Toulouse et Barcelone,
le spectacle salzbourgeois a également eu l'honneur d'une retransmission
TV et d'un enregistrement DVD.
Gérard Mortier souhaitait montrer
à son nouveau public un spectacle qu'il considère comme un
exemple de ce qu'il compte proposer à Paris sous son mandat. Le
choix de cette Katia est d'autant plus compréhensible que le spectacle
a été bien accueilli par la critique qui y a généralement
vu un "spectacle fort".
Kabanova est certainement une "oeuvre
forte" ; mais ce serait faire injure à la démarche du metteur
en scène suisse que de laisser supposer une quelconque recherche
d'effets faciles. Ceux-ci sont au contraire soigneusement évités
: pas question de sentimentalisme larmoyant malgré un sujet qui
s'y prête.
Marthaler évite de paraphraser
l'action, n'appuie jamais sur les détails ; sa démarche est
même exactement inverse : "mettre le couvercle sur la marmite" là
où l'émotion sort naturellement et tenter de la créer
par d'autres moyens. Une telle remise en perspective globale de l'ouvrage,
pour intéressante qu'elle soit, s'apparente donc en fait à
un détournement.
L'action se passe dans la petite ville
de Kulinov au XIXème siècle. Or, la voici transposée
dans la banlieue HLM de Brno dans les années 60 (raison invoquée
par le metteur en scène : c'est parce que l'ouvrage y fut créé).
Certes, les malheurs de filles mères sont de tous lieux et de toutes
époques : il n'en demeure pas moins que l'ambiance anonyme d'une
banlieue HLM n'est pas aussi oppressante que celle d'un village provincial
(le danger de la cité, c'est au contraire l'anonymat et l'indifférence).
Rappelons également que dans les pays de l'Est, l'avortement fut
longtemps (depuis 1918 pour l'URSS) le seul et unique moyen de contraception,
un moyen largement pratiqué : on ne pouvait faire transposition
plus mal venue.
Kudryash chante les beautés
de la Volga ? Il devra se contenter d'une fontaine ridicule sur la placette
("J'aime trop la nature pour la mettre en scène" répond Marthaler
(1)). D'ailleurs, toute la dimension panthéiste
de l'oeuvre est occultée.
Kabanicha, implacable figure du Commandeur,
ancrée dans les traditions d'un passé dépassé
? Une pocharde comique un peu pathétique dont on s'étonne
qu'elle puisse susciter la crainte ou le respect de sa belle-fille. La
caricature savoureuse de Kabanicha en mémère permanentée
est, il est vrai, savoureuse : un écho de la Bette Davies névrosée
de What Ever Happened To Baby Jane ? C'est une manière encore de
montrer que la pire méchanceté peut venir des individus en
apparence les plus insignifiants.
Cette démarche a une conséquence
fondamentale : elle fige le cadre de l'interprétation des chanteurs
amenés à se succéder dans le rôle. Dans une
mise en scène plus ouverte, une artiste comme Leonie Rysanek pouvait
construire un personnage complexe, torturé (à des années
lumière de la présente caricature). Ici, on demande au chanteur
de se plier à la vision du metteur en scène : pour Kabanicha,
il ne s'agit plus que de camper du mieux possible la ménopausée
alcoolique, rien de plus.
Le suicide "à la Tosca" de Katia
est également détournée au point d'en faire un non
événement complet : celle-ci se love dans le bassin de la
fontaine et reste sans bouger.
A l'inverse, un habitant de la cité
joue de la viole dans son appartement, apportant une certaine poésie
à un décor sinistre.
Entre le deuxième acte et le
troisième, un aveugle de film d'horreur éclate d'un rire
sardonique (ça dure tout l'interlude musical) comme si toutes les
émotions étouffées de la pièce ressortaient
au même instant.
Plus détournés encore
: une parodie de Chantons sous la pluie pendant la scène
de l'orage ou la fontaine qui crache un jet d'eau suggestif au moment du
coït des deux amants.
Pour résumer, on pourrait dire
que Marthaler produit une authentique oeuvre théâtrale, mais
en se servant de l'ouvrage de Janacek. Dès lors, les opinions qu'on
pourra avoir sur ce spectacle différeront notablement suivant qu'on
attend d'un metteur en scène qu'il serve l'oeuvre (et qu'il instaure
un dialogue avec elle et avec ses interprètes) ou qu'il s'en sert
pour construire quelque chose d'autre.
A noter enfin que pour cette transposition
à l'Opéra de Paris, on aurait attendu plus de soins dans
la réalisation technique. Le décor est en effet repris tel
quel de la création salzbourgeoise, sans tenir compte de la forte
courbure des loges de Garnier. Or une grande partie de l'action se passe
côté jardin, parfois dans des renfoncements du décor
; au début de l'ouvrage, des centaines de cous se jettent par-dessus
le vide dans l'espoir insensé d'apercevoir les interprètes
: le temps passant, ces spectateurs lassés finiront par abandonner
et resteront calés au fond de leur siège, se contentant de
savourer la musique.
Le plateau est d'une qualité
correcte, mais sans grand génie.
Scéniquement, Angela Denoke
s'identifie totalement à la vision de Marthaler. Vocalement, c'est
loin d'être parfait techniquement, avec des aigus un peu tirés.
Des défauts compensés en partie par un timbre rare, sombre
et riche.
Bridé par la mise en scène,
Henschel n'a pas grand-chose à démontrer dans un rôle
essentiellement théâtral. Comme la tessiture centrale ne lui
donne pas non plus l'occasion de briller par quelques coups de glottes,
il en résulte une impression un peu diffuse de fadeur et d'inconsistance.
David Kuebler finit d'utiliser ce qui
lui reste de voix, cette relative décrépitude vocale rendant
plus pathétique encore son personnage. C'est un peu le même
problème avec le Tichon d'Homberger.
La Varvara de Peckova emporte, au contraire,
l'adhésion : après une Geneviève assez terrifiante
en début de saison, c'est un plaisir d'entendre une interprétation
de cette qualité. De même du Dikoy de Bracht, aux graves percutants,
ou de l'excellent Toby Spence très à l'aise en Kudriach.
Cambreling imprime, comme à
son habitude, une grande tension dramatique mais assez peu de poésie
(une vision finalement en phase avec celle de Marthaler), l'orchestre de
l'Opéra faisant ressortir toutes les richesses de la partition.
Signalons enfin le plaisir d'entendre
à nouveau au Palais Garnier un "grand" opéra avec des "grandes"
voix. Depuis l'ouverture de Bastille, la salle est dévolue aux Così
ou au Cenerentola chantés par des gosiers un peu limités
en volumes. C'est oublier que Garnier fut conçu pour Les Huguenots
ou Aida (avec les chanteurs qui vont avec).
Pour Rossini et Mozart, rendez-nous
l'Opéra-Comique !
Placido Carrerotti
1. On
pourrait répliquer par une autre pirouette : s'il aime vraiment
l'opéra...