Un Don Giovanni de trop...
L'Opéra de Nancy et de Lorraine
a ouvert sa saison in extremis : en cette toute fin d'année
2003, après une série de représentations en novembre
dernier de La Périchole d'Offenbach. Une saison 2003-2004
plutôt en demi-teintes, puisqu'elle ne comprend qu'un opéra-bouffe
très proche de l'opérette (La Périchole), deux
opéras du grand répertoire (Don Giovanni et Tristan
und Isolde) et deux séries de soirées résolument
contemporaines avec Le Journal Vénitien et Satyricon
de Bruno Maderna d'une part, Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann
de l'autre... voilà qui risque de laisser les amateurs lyriques
sur leur faim.
Pour ce premier opéra de la
saison, le directeur général Laurent Spielmann avait donc
choisi le Don Giovanni mozartien, une oeuvre déjà
donnée à plusieurs reprises à Nancy ces dix dernières
années (sans compter les productions de l'Opéra de Metz tout
proche) dans des mises en scène toujours intéressantes et
avec des distributions le plus souvent enthousiasmantes. En remontant une
nouvelle fois cet ouvrage archi-rebattu ici et ailleurs, espérait-il
pouvoir offrir au public lorrain une nouvelle approche du mythe, un casting
idéal ou encore la découverte de voix nouvelles ? Hélas,
à l'issue d'une soirée terne, sans grand relief et globalement
ennuyeuse, force est de constater que ces espoirs ont été
déçus !
La coproduction de Laurent Laffargue
est importée de Bordeaux, où elle a été créée
à l'automne 2002 (avant une autre série de représentations
à Caen), avec des commentaires en général peu favorables
aux options choisies. Le metteur en scène nous refait le coup d'une
transposition dans l'Italie des années 20, à l'époque
de la montée du fascisme. Nous n'avons rien, en principe, contre
les transpositions, quoique elles soient devenues d'une grande banalité
dans la mise en scène contemporaine. Encore faut-il, pour être
convaincant, que ce changement de lieu et/ou d'époque apporte quelque
chose, soit porteur de sens et enrichisse la lecture scénographique.
Or, Laurent Laffargue n'utilise ses postulats de base qu'à titre
anecdotique, ce qui nous vaut une multiplication de chemises brunes et
d'uniformes fascistes (Don Ottavio et Masetto en particulier), de revolvers
et de poignards brandis par tous les protagonistes (Donna Elvira comprise)
et quelques costumes d'époque pour les choristes et les figurants.
Le second postulat, revendiqué
par Laurent Laffargue dans le programme du spectacle, est celui d'un Don
Giovanni infantile et joueur, vivant à cent à l'heure et
brûlant la chandelle par les deux bouts ; un comportement à
la limite de la folie qui aboutit, in fine, à l'impasse, au suicide.
Bien qu'elle gomme l'aspect fondamentalement métaphysique de la
punition finale, cette approche aurait pu se révéler intéressante
mais elle n'aboutit, dans sa réalisation scénique, qu'à
des images au mieux incongrues, au pire grotesques et qui déclenchent
l'hilarité du public. Ainsi, Leporello et Don Giovanni trimballent
en permanence une valise pleine d'accessoires, font leur entrée
en jouant avec un bilboquet ou une voiture télécommandée,
devisent en faisant de la balançoire, dessinent sur les parois blanches
du décor, se déguisent en drag-queens avec perruques
blondes et bas résilles pour le finale du premier acte (référence
explicite aux Damnés de Visconti), sniffent quelque lignes
de coke pour se donner de l'entrain... Le début du deuxième
acte, où l'action est toujours difficile à relancer, trouve
le metteur en scène à court d'idées et se réduit
à un interminable tunnel, où plus rien ne se passe, entre
quatre parois blanches et un cheval de bois à l'avant-scène.
La scène du tombeau du Commandeur confine à l'absurde et
à l'incompréhensible, puisque le Commandeur est hors scène
et que sa voix tombe amplifiée des cintres (il en ira de même
au finale), que sa statue consiste en un graffiti crayonné par Don
Giovanni sur un pilier du décor (agité pour simuler les mouvements
de tête imposés par le texte) et que Leporello lit les inscriptions
sur le tombeau dans... un jeu de scrabble !
Visuellement, tout l'opéra se
déroule entre des éléments mobiles et d'un blanc uniforme,
animés par les noirs et les bruns des costumes et une tache rouge
sang, indélébile, au milieu de la scène, souvenir
du meurtre du Commandeur. Quelques belles idées cependant sont à
relever : ainsi, Don Giovanni invite Zerlina à prendre place sur
tourniquet de jardin d'enfants lors du "La ci darem la mano", tourniquet
où montent ensuite Elvira, Anna et Ottavio, alternant face au public
dans le quatuor qui suit. Le finale du premier acte est assez réussi,
avec un jeu de paravents portés par les serviteurs qui permet d'isoler
les différents groupes et d'éloigner Masetto de Zerlina,
en la rapprochant de Don Giovanni. Au finale du deuxième acte, la
Mort (ou la Punition divine, au choix) est personnifiée par une
jeune femme nue, qui vient tendre la main à Don Giovanni, lequel
finit par se tirer un coup de pistolet dans la bouche alors que l'ensemble
du décor se referme sur lui, l'enfermant dans une nasse, avec un
bel effet visuel. Mais pourquoi avoir ridiculisé Don Ottavio en
l'affublant d'un costume d'ours en peluche pour le trio des Masques et
le bal ? Pourquoi Don Giovanni termine-t-il l'opéra ivre mort, en
se contorsionnant de façon ridicule, gâchant de manière
inadmissible ce sommet de l'oeuvre et de l'histoire de l'opéra ?
Vocalement, le public nancéien
n'a pas été non plus à la fête, en cette trêve
des confiseurs. Au sein d'une distribution fort hétérogène,
les dames dominent incontestablement par leur cohérence dramatique
et leurs qualités vocales.
La Donna Anna d'Alketa Cela est marquée
par une grande véhémence et agrémentée d'une
plastique superbe. Vocalement, elle demeure trop uniformément torrentielle,
peine dans les aigus piano, durcit les forte, pris souvent en-dessous,
déséquilibre par sa puissance vocale les ensembles et manque
globalement de nuances. Après un début inquiétant,
elle s'améliore en cours de soirée pour finir sur un "Non
mi dir" de belle facture. Qu'il nous soit permis de suggérer que
celle qui fut, in loco, la saison dernière, une magnifique
Mimi, éminemment lyrique, s'est quelque peu perdue dans le difficile
rôle de Donna Anna. Si elle s'améliore en cours de soirée,
Anne-Marguerite Wessner (Donna Elvira), par contre, suit plutôt la
courbe inverse. Sa voix homogène, à l'aigu assuré,
convainc durant tout le premier acte où elle culmine dans un magnifique
"Ah fuggi il traditor". Hélas, elle semble peiner au deuxième
acte pour terminer en nette difficulté dans les vocalises de "Mi
tradi" ; les tempi brusqués du chef d'orchestre y sont probablement
pour quelque chose. A noter : une grande justesse dramatique dans les récitatifs.
La Zerlina de la Canadienne Michèle
Losier emporte l'adhésion. La voix est belle, d'une grande homogénéité
sur tout l'ambitus, bien conduite, l'actrice, charmante et mutine. Elle
forme, avec son Masetto, un couple très crédible. Ferdinand
von Bothmer incarne Don Ottavio. Un peu engoncé dans un uniforme
de prince consort, il y déploie une jolie voix de ténor mozartien,
d'un timbre agréable mais d'une technique encore un peu scolaire
dans ses deux airs.
Le Leporello de l'Ecossais Ian Patterson,
en revanche, nous a semblé intéressant. Doté d'un
physique un peu "rondouillard", d'une voix correctement projetée
et capable de nuances, il campe un Leporello sympathique et bonhomme, très
éloigné du double de Don Giovanni auquel d'autres productions
nous avaient habitués.
Dans le rôle-titre, Philippe
Georges déçoit. Le timbre est velouté et la prestance
indéniable, comme il sied à un séducteur. Mais sa
claire voix de pur baryton manque cruellement d'autorité, s'étouffe
dans la tierce inférieure et n'a guère la puissance requise
pour s'imposer véritablement. Son "Fin ch'han dal vino" passe totalement
inaperçu, la sérénade le trouve détimbré.
Dommage.
S'il possède, lui aussi, le
physique de l'emploi, le Masetto de José-Luis Barretto n'en a pas
pour autant la voix... Sa vocalité et sa présence feraient
sûrement merveille dans l'opérette, mais elles n'ont pas grand
chose à faire dans ce rôle ni même dans Mozart. Dommage
encore.
Il est enfin difficile de porter une
appréciation sur Bjarni Thor Kristinsson, absent de la scène
dès son assassinat au début de l'opéra, ainsi que
sur sa voix, retransmise par amplification. Le peu qu'on en a vu et entendu
au premier acte nous a paru assez engorgé, à la Gwynne Howell.
C'est Sebastian Lang-Lessing qui assure
la direction. On lui sait gré de réussir, comme à
chaque fois, à obtenir l'attention, la motivation et la cohésion
de tous les pupitres de l'Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, qu'on
a connus si dissipés et désordonnés sous d'autres
baguettes. Cependant, sa direction très germanique, souvent rapide,
rythmiquement accentuée, parfois lourde et n'hésitant pas
à couvrir les chanteurs, nous a parue beaucoup moins en situation
ici que dans les grands opéras allemands qu'il a déjà
dirigés à Nancy (un exceptionnel Tannhaüser
notamment). Sans exiger à tout prix un orchestre d'époque
et un chef soucieux d'authenticité dans cet ouvrage de la maturité,
on ne peut que déplorer l'absence, criante, du giocoso et de la
légèreté qui caractérisent aussi l'opéra
de Mozart.
Après être resté
de marbre aux moments-clés de la partition, le public a très
favorablement accueilli les artistes au rideau final. Pourtant, sans être
indigne, cet énième Don Giovanni n'aura rien apporté
de neuf ni de bien passionnant, qu'il s'agisse d'approfondir une oeuvre
bien connue et abondamment représentée que d'en livrer une
interprétation musicalement et vocalement aboutie. Dans ces conditions,
fallait-il le programmer à nouveau ?
Michel THOME