Disons le d'entrée : la nouvelle
production de Tannhäuser proposée par l'Opéra de Nancy
(la dernière remontait à plus de trente ans) est une franche
réussite et le public de la première ne s'y est pas trompé,
réservant à tous les acteurs du spectacle une franche ovation.
Andreas Baesler voit avant tout dans
Tannhäuser
le conflit entre l'artiste et une société conservatrice.
Il a résisté à la tentation d'un Moyen-Age de pacotille,
car pour lui : "Wagner pensait en homme du XIXe siècle, en romantique".
Le rideau s'ouvre sur un décor de chambre à coucher de l'Amérique
du début des années 60, à dominante rouge. L'effet
visuel est très réussi et il faut ici saluer la qualité
du travail réalisé par le décorateur Hermann Feuchter.
Tannhäuser est en chemise à fleur et Vénus, ressemblant
à s'y méprendre à Marylin Monroe, fait son entrée
suivie par une meute de photographes. La bacchanale nous montre le poète
aux prises avec une dizaine de créatures, toutes semblables à
la déesse. Le ton est donné : ce Tannhäuser est un faible,
tourmenté, sans cesse partagé entre remord et opportunisme.
On ne peut éprouver aucune sympathie à son égard.
Le deuxième tableau nous mène dans un musée, où
le pâtre, transformé en servante bavaroise, époussette
les toiles de maîtres. Wolfram entre en touriste, le guide à
la main, suivi par le landgrave, tandis que les chevaliers apparaissent
en cordée et forment un surprenant quatuor bouffe de touristes cosmopolites.
Au deuxième acte, nous entrons dans une salle de concert avec des
disques d'or en guise de trophées sur les murs et, au milieu, un
piano blanc qui servira de podium aux participants du concours de chant.
Le landgrave accueille les notables, les ouvreuses bariolées distribuent
le programme et les trompettistes apparaissent en clones de Bill Haley.
Quant aux chanteurs, ils ont revêtu pourpoint et cape moyen-âgeuses
sur leur costume du premier acte. A la fin du chant de Tannhäuser,
les spectateurs font voler les coussins comme dans un stade de football.
Le troisième acte nous entraîne dans un univers désolé
et dévasté. Les éléments caractéristiques
des trois décors précédents se retrouvent ici, mais
épars et endommagés : piano cassé, tableaux décrochés,
chaises renversées... "Tout est cassé, comme dans un cauchemar",
affirme Andreas Baesler.
Cette réalisation ne manque
donc ni d'imagination, ni de fantaisie, ni d'intelligence. Les bonnes idées
abondent, même si l'on peut s'interroger sur l'utilité et
la pertinence de certains détails. La précision de la mise
en place et celle de la direction d'acteurs nous offrent des moments de
grâce, comme ce final du deuxième acte d'une formidable intensité,
et tous les personnages sont bien caractérisés. La réussite
est incontestable sur le plan visuel mais c'est parfois aux dépends
de la cohérence de la vision d'ensemble. Ceci ne remet toutefois
jamais en cause notre plaisir, car jamais la mise en scène ne bascule
dans la complaisance ou le mauvais goût. Et d'ailleurs on pourrait
adresser le même reproche à la production des Contes d'Hoffmann
qu'a
signée Robert Carsen à Bastille, spectacle que nous reverrons
pourtant avec joie la saison prochaine.
La distribution réunie à
Nancy est de très haut niveau. Seule Natascha Petrinsky suscite
quelques réserves : sa Vénus séduit davantage par
son physique longiligne que sa voix, trémulante et à l'aigu
tiré. Pour le reste, on frôle l'idéal. Est-ce le trac
de la première qui incite John Treleaven à chanter le premier
acte en force, le privant ainsi d'une partie de sa poésie ? La suite
prouve que le ténor britannique, à la voix d'une puissance
et d'une endurance rares, est capable de nuancer son chant et d'ouvrir
la porte à l'émotion. Après un deuxième acte
très investi, il s'engage sans réserve dans le retour de
Rome avec des ressources intactes et une captivante intériorité.
Le personnage recouvre alors une certaine dignité, évoquant
un Peter Grimes dans sa marginalité. Andrew Greenan, est un landgrave
somptueux de timbre et d'autorité. La très belle et lumineuse
Elisabeth Meyer-Topsoe frise d'entrée la perfection avec une voix
ample, homogène et superbement timbrée, capable des grands
éclats et des plus subtils piani. Elle apporte à son personnage
une poignante émotion et dessine une Elisabeth à la fois
sensible et déterminée, caressante et autoritaire. Dans le
rôle de Wolfram, Dietrich Henschel est tout simplement prodigieux.
Son air du concours est abordé avec un luxe de nuances qui nous
donne l'impression d'entendre un chanteur de lieder au coin du piano, dans
l'intimité d'un salon. Rien d'affecté ni d'artificiel pourtant,
la science vocale s'accompagne ici du plus grand naturel. La ligne de chant,
la qualité du timbre, l'intelligence de l'artiste échappent
à la moindre réserve. Pendant la romance de l'étoile,
nous nous sentons soudain suspendus hors du temps et de l'espace. Cependant,
cette voix capable de toutes les nuances sans jamais rien perdre de son
intelligibilité, sait aussi tonner lorsque cela est nécessaire.
Il faut encore saluer, parmi des chevaliers tous irréprochables,
l'excellent Walther de Nikolai Schukoff, qui aborde son air avec beaucoup
d'élégance, et Jean-Philippe Marlière, qui donne à
Biterolf un relief qui faisait défaut à son Brétigny
la saison passée. Je n'oublierai pas de saluer enfin la très
bonne tenus des choeurs, désormais placés sous la responsabilité
de Merion Powell. Au troisième acte, les hommes sont tout simplement
exceptionnels.
A la tête de l'Orchestre symphonique
et lyrique de Nancy depuis 1999, le jeune chef allemand Sebastian Lang-Lessing
accomplit un travail formidable. Il nous le prouve ici encore avec une
lecture passionnée de la partition. Dès l'ouverture, le ton
est donné : le grand souffle wagnérien raisonne, mais aucun
détail n'est occulté. Sébastian Lang-Lessing, qui
dirige l'oeuvre pour la première fois, parvient à conjuguer
élan et précision, entraînant à sa suite - comme
dans Peter Grimes la saison dernière - un orchestre transfiguré.
On a rarement entendu les cordes à ce niveau, mais tous les pupitres
sont à féliciter. Ce sont bagatelles au regard de la réalisation
d'ensemble que les incertitudes initiales des bois ou quelques décalages
chez les cuivres. La mise en place est parfaite, jusque dans les crescendo
les plus déchaînés, et nous n'avons jamais d'impression
de retenue. Le public nancéien a décidément bien de
la chance de posséder un tel directeur musical et s'en rend compte,
saluant très chaleureusement le chef allemand à chacune de
ses apparitions.
Une bien belle réussite d'ensemble,
accueillie triomphalement par le public nancéien et qui augure bien
de l'avenir de la première scène lyrique lorraine.
Vincent Deloge
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également l'avis de Pierre-Emmanuel Lephay