CLAIR-OBSCUR SUR
DROTTNINGHOLM EN MAJESTE...
OU HAENDEL ENTRE MARIVAUX ET BERGMAN...
Lieu magique s'il en est, Drottningholm
est une sorte de "Glyndebourne nordique", en plus simple, à la suédoise,
à l'image de cet art gustavien qui privilégie la pureté
des lignes et le raffinement des couleurs. On peut pique-niquer sur ses
pelouses verdoyantes et s'y reposer de la fatigue des longues journées
d'été en compagnie des oiseaux du Lac Mälaren.
L'opéra royal de Drottningholm,
chef-d'oeuvre de l'architecture baroque achevé en 1766, entra en
activité en 1767, quand Gustave III s'installa au château.
On y donna opéras, ballets, pantomimes. Il fut plus ou moins laissé
à l'abandon à la mort du roi, en 1792, et ce n'est qu'en
1920 qu'on entreprit de le remettre en état (machineries et éclairages
principalement) afin de pouvoir y donner à nouveau des représentations.
Désormais, il est un des hauts lieux de la musique baroque dans
le monde, les plus grands artistes de renommée internationale s'y
sont succédés et on y donne, chaque été, opéras
et ballets de Haendel, Haydn, Gluck et Mozart. En 1991, l'UNESCO a intégré
Drottningholm - tant le théâtre que le château, le pavillon
chinois et le parc environnant - dans le patrimoine culturel mondial. On
ne pouvait rêver plus bel écrin pour une oeuvre comme Alcina,
mais la magie et la poésie qui, souvent, l'accompagnent, semblent
désormais ne plus avoir cours à l'Opéra.
Pourtant, le concert
donné à Paris à la Cité de la Musique le 27
février dernier, sous la direction du même Christophe
Rousset, alors à la tête des Talens Lyriques, s'inscrivait
dans le cycle du "Merveilleux", tant il était évident qu'Alcina
figurait de droit dans la catégorie des "opéras de magie"
chers au XVIIIème siècle.
Comme Robert Carsen à Garnier,
Pierre Audi a choisi de tourner le dos à la féerie en privilégiant
la psychologie au détriment de l'anecdote, en accentuant l'humanité
des personnages, comme s'il refusait d'utiliser ces admirables toiles peintes
et ces machineries uniques en leur genre afin de ne pas céder à
la "facilité" qui peut en découler. Cette optique assez déroutante,
mais non dépourvue de qualités, tire plus l'oeuvre vers Marivaux
que vers l'Arioste, en particulier par un travail d'acteurs raffiné,
fouillé - jeux de regards, de frôlements, d'attouchements
- et aboutit à un théâtre de la cruauté amoureuse,
profondément sensuel et pervers, presque bergmanien, et assez éloigné
de l'original du drame composé par le "caro Sassone".
De ce fait, le dispositif scénique
se trouve réduit à sa plus simple expression, voire à
une épure : c'est à peine si quelques toiles peintes subsistent
encore - la forêt du début et les nuages bleutés de
la fin - et si l'on recourt à quelques effets - Alcina apparaissant
et disparaissant par une trappe. Le dépouillement est de rigueur,
et lorsque le charme qui lie Ruggiero à Alcina est rompu, c'est
l'arrière du décor qui apparaît... Il y a dans cette
austérité quelque chose d'assez frustrant, surtout dans ce
lieu, mais il est vrai que les éclairages de Peter van Praert, souvent
assez sombres, sont néanmoins somptueux et les costumes de Patrice
Kinmonth sublimes, tant par leurs coloris subtils et la qualité
des matières utilisées que par la façon quasiment
picturale - on pense à Watteau et Nattier - dont ils réfléchissent
la lumière. De plus, atout non négligeable, Pierre Audi fait
la part belle aux chanteurs, ce qui, par les temps qui courent, n'est pas
si fréquent.
On pourra regretter cependant qu'il
ait choisi, comme Carsen (décidément !), de faire mourir
Alcina qui, cette fois, s'empoisonne, mais il faut aussi lui savoir gré
de ne pas être allé jusqu'à la faire abattre d'un coup
de revolver par son amant comme dans un polar des années cinquante,
ce qui, hélas, était le cas à Paris. Par contre, la
malheureuse Morgana, sa soeur, est passée au fil de l'épée
par Oronte, lequel, peu de temps auparavant, lui clamait son amour. De
nos jours, de par la volonté des metteurs en scène, il semble
que la Magicienne ne puisse que rejoindre la triste cohorte des suicidées,
étranglées, poignardées, mortes de folie, de maladie
ou de désespoir, décrite par Catherine Clément ("L'Opéra
ou la défaite des femmes"), comme si la liberté au féminin
ne pouvait qu'être punie de mort par la société des
hommes. C'est pourquoi la lecture de Pierre Audi, intéressante,
fine et riche de très bonnes idées, trouve cependant ses
limites dans la conception du personnage d'Alcina.
Ce dernier constitue sans conteste
une des plus fascinantes et extraordinaires figures de femmes de l'histoire
de l'Opéra, tous genres confondus : extrêmement forte, quasiment
"virile", la magicienne règne en maîtresse absolue sur un
royaume enchanté et des amants ou prétendants qu' elle transforme
à sa guise en animaux, végétaux, ou même minéraux.
Elle est libre de ses plaisirs et de ses désirs, en un mot, c'est
une féministe avant l'heure, et, à cet égard, elle
est en tous points conforme au mythe qui a traversé bien des époques,
jusqu'à nos jours (voir La Sorcière de Michelet) : celui
de la séduisante et sensuelle enchanteresse, dotée autant
- sinon plus que les hommes - de pouvoirs qui se révèlent
aussi bien bénéfiques que maléfiques, selon les circonstances.
Et si l'amour qu'elle éprouve pour Ruggiero, le seul parmi ses malheureux
amants à être miraculeusement épargné,
lui fait perdre sa puissance à la fin de l'opéra, elle ne
meurt pas, mais disparaît pour renaître ailleurs de ses cendres,
tel un phénix, comme sa soeur Morgana. Alcina est immortelle, c'est
une femme fatale, peut-être, certainement pas une victime fragile
et larmoyante.
N'oublions pas que Haendel avait choisi
pour la création des artistes éblouissants : Anna-Maria Strada,
l'un des sopranos les plus célèbres de l'époque -
cité par Capek et Janacek dans L'Affaire Makropoulos comme
exemple de voix et de longévité (et ce n'est certainement
pas un choix innocent au regard de cette autre femme hors du commun qu'est
Emilia Marty) -, chantait le rôle-titre et le castrat Giovanni Carestini,
créateur de Serse et d'Ariodante, qui triomphait tous
les soirs en Ruggiero avec, entre autres, "Verdi prati".
De nos jours, c'est la grande
Joan Sutherland qui fit d'Alcina un de ses rôles fétiches
et contribua, de ce fait, à la renaissance en 1957 de cette oeuvre
qui n'avait pas été reprise en Angleterre depuis sa création.
On peut aussi rêver à l'infini sur l'interprétation
qu'aurait pu en donner Maria Callas, si elle l'avait eu à son répertoire.
Anne-Sofie von Otter, Christine
Schäfer
Le rôle d'Alcina, écrasant,
demande des moyens vocaux exceptionnels et force est de constater que le
choix de Christine Schäfer s'avère on ne peut plus discutable
et relève même de l'erreur de casting. Certes, la voix
a pris de la rondeur et du fruité, le timbre est joli, très
musical et le chant irréprochable et stylé, mais cette bonne
chanteuse, parfaite en Servilia ou dans l'oratorio, ne possède tout
bonnement pas l'envergure du personnage. Là où Sutherland
et Fleming brillèrent par la splendeur du timbre et l'autorité
du chant, Christiane Eda-Pierre, Arleen Auger et, tout récemment,
Karina Gauvin à la Cité de la Musique également avec
Christophe Rousset, par la luminosité, l'incandescence et le désespoir
de leur incarnation, nous entendons un charmant soprano, délicat,
fragile, presque une poupée, qui chante très bien, mais avec
une certaine froideur, ces pages sublimes et redoutables, littéralement
crucifiantes parfois, et s'acquitte très proprement d'un rôle
aux antipodes de la "propreté". Même le déchirant "Ah
mio cor Schernito sei", dont elle se tire pourtant fort honorablement,
ne parvient pas à nous émouvoir. Il est clair que Schäfer
eût été infiniment plus à sa place dans le rôle
de Morgana ; c'est d'autant plus regrettable que le reste de la distribution
est, dans l'ensemble, de haute volée.
Patricia Bardon, Christine Schäfer,
Anne-Sofie von Otter
On était en droit d'attendre
beaucoup du premier Ruggiero d'Anne-Sofie von Otter : elle fut, au-delà
de nos espérances, tant dans l'élégie que dans la
bravoure, la meilleure depuis Berganza, qu'elle parvint même parfois
à dépasser. Il semble que ce rôle lui colle à
la peau, qu'elle s'y meuve avec aisance et délices, surtout aussi
parce qu'il lui permet, grâce à la diversité de ses
arie,
de mettre en valeur son incomparable art du chant, des nuances et des couleurs.
Ayant désormais pris l'habitude, depuis "Scherza infida", de faire
son miel des "airs de temps suspendu", elle mit la salle à genoux
avec un "Verdi parti" extatique, quasiment céleste, pendant lequel
on sentit le public retenir son souffle. Scéniquement, sa grâce,
sa beauté juvénile et androgyne, son élégance,
en font un Ruggiero plus proche de Chérubin et d'Octavian que d'un
homme fait : adolescent, presque enfantin, qui voit sans doute en Alcina
une sorte de mère cruelle, mais nécessaire, un personnage
ambigu, quasiment féminin, comme étourdi, anesthésié,
presque impuissant, perpétuellement tiraillé entre le désir
qui le pousse vers Alcina et le devoir qui l'oblige à retourner
vers son épouse légitime. On ne peut qu'espérer l'entendre
à nouveau très bientôt dans ce rôle qui semble
écrit sur mesure pour elle.
Patricia Bardon, Anne-Sofie
von Otter
Patricia Bardon en Bradamante est l'autre
grande triomphatrice de la soirée. Un tempérament de feu,
un abattage à toute épreuve, une présence scénique
passionnante, une vocalità époustouflante, en font
la terrible rivale d'Alcina, dont l'audace et la rouerie ne peuvent que
vaincre, surtout face à une magicienne aussi pâle. Le timbre
est sombre, corsé - elle chante par ailleurs Carmen et Azucena du
Trovatore
- et possède quelque chose d'émouvant, de quasiment envoûtant.
Son interprétation permit de déplacer l'attention sur le
couple Ruggiero-Bradamante en l'éclairant d'un jour nouveau. La
magie n'étant plus de mise, c'est la foi, la passion et l'obstination
de l'épouse Bradamante, gardienne de la morale, qui parviennent
à arracher Ruggiero aux bras de la magicienne vaincue, défaite
et presque pitoyable.
D'ailleurs, à cet égard,
l'image finale de l'opéra, celle du couple légitime reconstitué,
avec une Bradamante à la fois dominatrice et modeste, debout derrière
un Ruggiero assis, apaisé, mais mélancolique, d'une mélancolie
un peu ambiguë, en dit long sur la paix retrouvée du foyer
conjugal, tranquille peut-être, mais sans doute ennuyeux. Il y a
là un arrière-goût d'amertume et de perte qui n'est
pas sans faire penser au faux happy end de Così fan Tutte.
Et là encore, la belle direction d'acteurs de Pierre Audi, concentrée
sur les jeux de regards, fait merveille.
Le reste de la distribution est de
belle tenue : Ingela Bohlin, malgré une voix assez légère
et un peu "verte", est très stylée et campe une Morgana fascinante
et perverse, Gaële le Roi est très crédible et touchante
en Oberto, en dépit, chez elle aussi, d'une certaine légèreté
vocale ; bons comédiens, Thomas Lander (Melisso) et Rickard Söderberg
(Oronte), sont parfaits de timbre comme de style.
Il semble que depuis la Cité
de la Musique, le travail accompli par Christophe Rousset, cette fois à
la tête des excellents choeurs et orchestre du Théâtre
de Drottningholm, ait encore mûri et que sa lecture ait gagné
en profondeur et en sensualité. On retrouve les mêmes qualités
et défauts que ceux observés précédemment :
des tempi trop rapides parfois, une tendance à trop charger
l'ornementation des da capo, au risque de nuire à la pureté
de la ligne de chant, mais de belles couleurs à l'orchestre, surtout
parmi les cordes, d'une sonorité quasiment voluptueuse. Les
deux flûtes qui accompagnent l'air de Ruggiero, "Mio bel tesoro",
et le violoncelle solo qui répond au déchirant "Credete
al mio dolore" de Morgana, sont à compter parmi les grands moments
de la soirée. Par contre, les vents du grand air de Ruggiero au
troisième acte, "Sta nell'ircana pietosa tana", sonnent assez faux,
surtout le soir de la première, mais s'améliorèrent
nettement lors des deux représentations suivantes.
Une aussi belle conception musicale,
précise, dense et à l'écoute du drame, nous fait espérer
qu'un jour prochain Christophe Rousset puisse graver cet opéra au
disque. Même si en choisissant de montrer un monde très noir
et désespérément humain, Pierre Audi a souhaité
prendre ses distances avec la magie, cette dernière n'a pas fini
de hanter cet extraordinaire petit théâtre de 450 places dont
le charme reste intact malgré le temps qui passe. Il est d'ailleurs
regrettable que des problèmes budgétaires (une aide de l'État
inchangée depuis 1992) aient amené la direction du Festival
à ne programmer en 2003 qu'un spectacle de danse et un seul opéra,
contrairement aux années précédentes et ce malgré
le généreux concours de quelques sponsors. Espérons
que Drottningholm retrouve des jours plus fastes, car, hormis quelques
réserves, le divertissement fut somptueux, on peut même dire...
royal.
Juliette BUCH