"Cet opéra est déjà
tellement beau, ses éléments sont, dès le départ,
tellement magnifiques... Il suffit de se laisser porter, embarquer, émouvoir."
A l'inverse d'un Mussbach qui, dans sa Traviata, semble avoir fait l'impasse
d'une écoute de la musique de Verdi, le couple Jérôme
Deschamps et Macha Makeïeff s'est contenté de se laisser guider
par celle de Mozart. Le résultat est exquis, jubilatoire, enchanteur.
L'humilité semble être le maître mot d'un travail exemplaire
où les deux comparses parviennent à préserver intact
l'esprit du singspiel mozartien sans renier leur propre imaginaire
et leur poésie.
L'Orient dans cet Enlèvement
est de bric et de broc mais pas de pacotille : Orient idéalisé,
tout droit sorti des Mille et une nuits, et qui ressemble à
la représentation que devaient s'en faire les Lumières. Car
sous sa légèreté, ses badineries et ses marivaudages,
se cache une réelle souffrance, un véritable déchirement
qui est celle de la désillusion. Désillusion de découvrir
que les êtres et les sentiments sont équivoques et changeants,
à l'image de cette Tour placée sur scène qui sera
successivement donjon, cachot, tour de délices et de souffrances.
Désillusion pour Konstanze de voir que ces sentiments sont moins
inébranlables que ses propos veulent bien le dire. Désillusion
aussi pour Selim de réaliser qu'autorité ni clémence
ne peuvent fléchir les sentiments humains. L'humour, chez les ex-Deschiens,
n'est jamais vulgaire et ne prétend pas masquer une absence de réflexion
ou d'idées. Il permet, parallèlement - simultanément
- au drame, de le distancer pour mieux en souligner l'ambivalence. Tous
les personnages en ressortent grandis, par leurs faiblesses et leurs limites
mêmes. Dans ce conte philosophique à la Zadig, le véritable
héros se révèle néanmoins être le pacha
Selim, moins bourreau que despote éclairé sous les traits
de Shahrokh Moshkin-Ghalam. Le danseur impose une présence et une
prestance à son personnage qui justifie l'admiration et le respect
que nourrit Konstanze à son égard. A l'instar d'un Louis
XIV, ce pacha-là danse pour asseoir son autorité, à
l'image des derviches tourneurs, il danse pour souligner sa filiation divine.
Face à tant de noblesse, ses
sujets ne font pas toujours le poids : comme souvent à Aix, l'esprit
d'équipe est privilégié au détriment d'une
distribution réellement brillante. Le spectacle y gagne en crédibilité,
en cohérence et en naturel. Mais des rôles aussi exigeants
ne manquent pas de révéler très rapidement les insuffisantes
des interprètes. Matthias Klink s'inscrit dans le lignée
d'un Peter Schreier : style, élégance et nuance ne font pas
oublier un instrument qui manque de charme et une vocalisation laborieuse.
Le seul reproche que l'on puisse faire à Wojtek Smilek, c'est de
ne pas avoir les graves d'Osmin. Evitant les clichés extrêmes
(tyrannique Iznogoud ou ventripotent Papa Schulz) le portrait qu'il dresse
est plus nuancé : celui d'un amoureux incapable de communiquer ses
sentiments. En Pedrillo, Loïc Felix sait profiter de son naturel et
d'une solide projection qui lui permet de réussir vaillamment son
Frisch
zum Kampfe ! Vraie triomphatrice de la soirée, Magali Léger
use de son sex appeal et de son timbre fruité pour charmer
son auditoire en même temps qu'Osmin. Pétulante et gracieuse,
sa Blondchen est un bonheur visuel et vocal. Blonde avec Minkowski à
Salzbourg, Malin Hartelius s'est muée en Konstanze avec plus ou
moins de bonheur. Si la voix a pris de l'ampleur et la vocalise de l'assurance,
la prédestinant désormais davantage à ce rôle
qu'à celui de la soubrette, la projection manque définitivement
d'impact, privant son Martern aller Arten de fureur, de détermination
et de crédibilité. Malgré des sons filés qui
font merveille dans Traurigkeit, le personnage manque de relief
et paraît bien terne.
Huit ans après une mémorable
production salzbourgeoise, Marc Minkowski s'attaque à nouveau avec
autant de plaisir et de bonheur au singspiel de Mozart. La musique coule
d'elle-même et l'enchaînement entre les dialogues et le chant
se fait avec une évidence et une fluidité qui donne rythme
et tension à la représentation. Les tempi ont gagné
en précision : le chef n'hésite pas à user de rubato,
à varier la rythmique d'une mesure à l'autre à l'intérieur
des airs pour donner à chaque phrase sa juste dynamique. Il ose
également d'ineffables pianissimi qui, sous le ciel provençal,
sont parfois couverts par le chant des cigales. Confronté à
la sécheresse de l'acoustique, les chanteurs se prennent au jeu
et en deviennent parfois inaudibles. Il n'est pas très fair play
de sa part de leur demander d'exécuter toutes les reprises à
la limite du murmure. L'effet eut été saisissant en studio
mais se révèle totalement vain dans la cour du Grand Saint-Jean.
Dans cet univers de carton-pâte
qui évoque les mises en scène de Cassandre, c'est donc un
Enlèvement
au Sérail de poche qui nous est donné à entendre.
Visuellement et orchestralement, pourtant, il est proche de l'idéal.
Sévag Tachdjian
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Lire également la critique
de Juliette Buch pour cette même production, donnée à
Rouen en Mars 2004