MOZART A LA SAUCE DESCHIENS OU
L'ART DE L'INUTILE...
Cette production est, après
celle de Traviata, la deuxième
du Festival d'Aix en Provence 2003 à être accueillie au Théâtre
des Arts de Rouen, ces spectacles devant être repris cet été
lors de la prochaine édition 2004, si tout va bien...
Dés l'ouverture, la direction
de Marc Minkowski à la tête de l'orchestre de l'Opéra
de Rouen est plutôt une bonne surprise, car, malgré quelques
tempi
hyper rapides et une tendance assez nette à abuser des percussions,
elle sonne globalement nettement mieux que celle de son
Enlèvement
de Salzbourg et n'est pas sans rappeler la fameuse battue vertigineuse
de Sir Thomas Beecham.
Mais c'est sur le plan scénique
que les ennuis commencent : dès l'ouverture, un enfant entre en
scène suivi de toute une série de personnages... comme si
l'écoute de l'ouverture d'un opéra devait être "meublée"
d'objets et de personnes chargés d'occuper le regard du spectateur...
Hélas, le reste de la réalisation
est à l'avenant, Macha Makeieff et Jérôme Deschamps
semblent obsédés par la nécessité de vouloir
occuper l'espace à tout prix.
(© Elisabeth Carecchio)
On connaît bien le travail de
Jérôme Deschamps depuis ses débuts, ses qualités
et aussi ses limites, apparues surtout il y a quelques années dans
ses créations plus récentes. D'aucuns pourront y trouver
un certain charme, dont la nostalgie n'est pas absente, mais comment peut-on
envisager une seconde de lui confier une mise en scène d'opéra,
et précisément celle-ci ?
Ce singspiel, on le sait, est
d'une absolue perfection musicale et constitue aussi un hymne à
sa chère épouse Constance, prénom de l'héroïne.
En un mot, il s'agit d'un chef-d'oeuvre, dont un critique de Hambourg dira
en 1783 qu'il "regorge de beautés", un de ses sommets étant
le fameux quatuor du deuxième acte, d'une virtuosité rarement
atteinte. Il convient par ailleurs rappeler aussi que le rôle de
Constance, unanimement reconnu comme l'un des plus difficiles du répertoire,
nécessite une grande vaillance alliée à un art consommé
de la colorature.
C'est aussi à propos de cette
oeuvre que l'Empereur Joseph II avait dit "Cela est trop savant pour nos
oreilles, cher Mozart, je trouve qu'il y a trop de notes !"
Une telle musique se suffit à
elle-même et vit avant tout par ses interprètes, pour qui
la jouer n'est pas chose facile. La mettre en scène demande du tact,
du doigté et une solide connaissance musicale, qualités que
possédait Giorgio Strehler, dont j'ai eu la chance de voir la légendaire
production sous la direction non moins légendaire de Karl Böhm.
Sans être trop passéiste, on peut au moins exiger une sorte
de "minimum syndical", ne serait-ce qu'en termes de respect vis-à-vis
de l'ouvrage et de sa partition...
(© Elisabeth Carecchio)
Las, nous nous trouvons dans un tout
autre univers où gags et onomatopées sont ajoutés
à la musique, parfois même au coeur de celle-ci, et alors
que les chanteurs s'évertuent à ... chanter. On n'hésite
pas non plus à y adjoindre des instruments orientaux et des percussions,
sans doute pour faire "couleur locale", comme si l'Orient n'existait pas
d'ores et déjà dans l'écriture de Mozart.
L'orientalisme revêt d'ailleurs
ici des aspects quasiment caricaturaux, façon "souks de Marrakech
revus par le club Med", l'un d'eux consistant à coiffer d'un turban
les musiciens de l'orchestre .
Visiblement, Deschamps n'a pas compris,
comme Gilbert Deflo pour le récent Serse
du TCE, que la Turquie de Mozart, comme la Perse de Haendel, était
revisitée par l'imaginaire de l'époque - friand de "turqueries"
alors très à la mode - et par la force des choses stylisée,
qu'il s'agissait plus une évocation que d'une reconstitution naturaliste.
Les auteurs de cette mascarade, sans
aucune vergogne, n'hésitent pas à "en rajouter" , comme le
témoigne le fait de confier le rôle du Pacha Selim, habituellement
tenu par un comédien dont certains furent très célèbres
- comme tout récemment Klaus Maria Brandauer - à un danseur...
Le fait qu'il arrive, entouré de sa suite, en ... dansant devant
son peuple, a pour premier inconvénient d'en faire un personnage
ridicule, ce qui est un contresens, le deuxième étant que
le malheureux Pacha, après quelques "entrechats" arrive totalement
essoufflé pour dire son texte, lequel est dès lors réduit
à un murmure... Certes, il est des monarques qui prisaient fort
la danse, comme Louis XIV, lequel aimait à se produire en public.
Mais de là à arriver devant son peuple en dansant, il y a
une marge que les Deschiens n'hésitent pas à franchir allégrement..
C'est d'autant plus inepte que le Pacha Selim, tout à la fin de
l'opéra, fait preuve de grandeur d'âme et de noblesse en graciant
Constance, Belmonte, Blonde et Pedrillo, annonce déjà le
Titus de la Clémence (1791).
Mais il est vrai aussi que ce spectacle
n'est pas avare de ces travers, comme au deuxième acte, lorsque
un des Deschiens, en l'occurrence le comédien Jean-Marc Bihour,
se livre à ses habituelles pitreries et à un de ses fameux
gags, celui de la vaisselle brisée, qui a pour effet de faire un
bruit d'enfer et de déclencher le rire du public pendant le sublime
air de Belmonte....
On se demande comment le chef et les
chanteurs ont pu accepter ces gags lourds, éculés, déjà
difficiles à supporter pendant les dialogues parlés ou dans
les silences, et insupportables pendant la musique, et quelle musique !
Certes, tout n'est pas à jeter
dans cette production, quelques costumes sont seyants, les éclairages
raffinés et poétiques, les décors et les toiles peintes
de Miquel Barcelo, dans de chaudes tonalités rouge orangé,
comme gorgés de soleil, plutôt plaisants à l'oeil,
Le vrai bonheur vient fort heureusement
des chanteurs, jeunes, agréables à contempler et qui ont
tous en commun une grande fraîcheur, beaucoup de grâce, et,
à défaut de moyens vocaux importants, suffisamment de style
et de savoir-faire pour venir à bout d'une partition redoutable,
malgré la gestuelle parfois aberrante à laquelle ils sont
souvent contraints.
En tête, Madeline Bender, en
dépit d'une voix sans doute trop légère pour Constance,
vient à bout de ce rôle crucifiant, en particulier dans son
"Marten alle arten" (qu'on a la bonne idée de lui faire chanter
allongée, du moins en partie !) et "Ach Ich Liebte", même
si sa vaillance et la dynamique semblent moindre dans "Traurigkeit" et
dans les duos et ensembles.
Comme on pouvait s'y attendre, Magali
Léger est une Blonde magnifique, musicale, piquante et malicieuse,
qui assume ses deux airs et les ensembles avec apparemment beaucoup de
facilité.
C'est aussi une vraie bonne idée
d'avoir fait d'Osmin non pas le barbon habituel, mais un homme jeune au
physique avantageux, doté d'une belle présence et d'une bonne
voix, plus claire que d'habitude. Si ses aigus sont claironnants (il en
ajoute d'ailleurs un, non écrit par Mozart), ses graves sont en
revanche parfois difficiles. Mais le personnage campé par Wojtek
Smilek est truculent à souhait, sans vulgarité aucune, et
pour le coup tout à fait crédible.
Le Belmonte de Matthias Klink a fière
allure, la voix est belle, malgré quelques aigus parfois un peu
tirés. Il a de toute façon le mérite de conserver
noblesse, prestance et dignité, même dans les situations ridicules
où le plonge la mise en scène.
Enfin, le Pedrillo vif, intelligent
et bien chantant de Loïc Félix est quasiment héroïque,
puisque Jérôme Deschamps n'hésite pas à l'accrocher
à une tour pendant ses airs, chantés souvent sur fond d'onomatopées
et de cris intempestifs.
Les choeurs de l'Opéra de Rouen,
menés par Laurence Equilbey, n'appellent aucun reproche.
Que dire de Shahrokh Moshkin-Galam,
qui tient le rôle de Selim Bassa ? Qu'il est fort beau, élégant
et qu'il danse fort bien... même si l'on a du mal à voir en
lui un monarque rallié à la mansuétude des Lumières.
En conclusion, on ne peut que saluer
le chef et les chanteurs qui ont brillamment ont survécu au rouleau
compresseur Deschiens, et leur souhaiter que cet été, peut-être,
les metteurs en scène procèdent à quelques "allégements"
d'ordre scénique et, surtout, auditif.
Une telle décision, profitable
à tous, sans aucun doute, aurait aussi l'avantage de rehausser la
fraîcheur et la jeunesse qui sont le principal atout de ce spectacle
et s'inscrirait dans le prolongement des propos tenus en 1818 par Karl-Maria
von Weber sur l'Enlèvement au Sérail : "Je crois voir
en cette pièce ce que sont pour chaque homme ses joyeuses années
de jeunesse, dont il ne peut plus jamais retrouver telle quelle la moindre
floraison".
Juliette BUCH