La force d'un piano
Le public genevois avait répondu
en nombre à la venue de la mezzo-soprano argentine Bernarda Fink,
l'une des artistes les plus authentiques du monde de l'opéra. Depuis
ses premières prestations genevoises entre 1985 et 1987 où
elle était Marguerite dans Jeanne au Bûcher de Honegger
et Hänsel dans Hänsel und Gretel de Humperdinck, la mezzo-soprano
poursuit une brillante carrière principalement dans l'opéra
baroque aux côtés de René Jacobs.
Pour ce retour sur la scène
genevoise, Bernarda Fink avait choisi d'offrir un récital de lieder
de Schubert, Brahms et Dvorak. Un récital haute voltige,
teinté de romantisme, faisant prendre à la chanteuse les
risques d'une véritable artiste. Grande et belle âme, on sait
que Bernarda Fink ne se présente pas au public comme une simple
icône. En ouvrant son récital avec Gretchen am Spinnrade
de Schubert, elle place immédiatement la barre très haut.
D'emblée la voix s'exprime en toute liberté, sans effort
apparent, l'étendue du registre totalement libéré.
De la douceur extrême jusqu'au cri, elle dose avec intelligence une
voix d'une homogénéité stupéfiante. Quelle
splendeur de puissance dans cette dernière strophe de "Du bist
die Ruh" dont les ultimes syllabes sont exhalées dans un souffle
qui semble ne jamais finir.
Le chant s'écoule si parfaitement,
si naturellement qu'on en oublie presque l'intention poétique, sinon
l'émotion qui semble parfois manquer. Pourtant, chaque mot, chaque
phrase est un joyau de précision. Puis, tout à coup, l'étincelle,
sortie de nulle part, rappelle que le chant n'est pas une science exacte
et qu'aussi parfait qu'il soit, le plus petit accroc le ramène à
sa dimension humaine. Ainsi, dans "V tak mnohém srdci mrtvo jest"
(La nuit envahit bien des coeurs) de Dvorak, quel est le mot, l'intention,
l'incident qui soudain fait que le coeur se serre, que le frisson se fait
sentir ? Reste que les derniers vers, à peine susurrés, s'envolent
comme un rêve, comme une mélodie céleste dont on voudrait
que jamais elle ne finisse.
Sans cesse habitée par les poèmes
qu'elle chante, Bernarda Fink conduit son récital avec une extraordinaire
maîtrise, ne laissant qu'à ses mains délicieusement
jointes le plaisir de moduler une intention vocale. C'est alors Brahms
qui illumine son discours avec un soin si particulier de la ligne de chant.
Sa "Sapphische Ode" (Ode saphique) est un modèle de lente
indolence et de respiration poétique. Puis Dvorak revient clore
le récital. Au détour de "Skrivanek" (L'Alouette), l'accompagnement
du piano de Roger Vignoles révèle soudain l'une des clés
de la réussite de ce récital. Toujours en ligne avec le chant,
en concordance musicale avec le poème, le pianiste anglais s'avère
l'indispensable coloriste de ce récital. La force de son piano,
travaillé dans une discrète dentelle d'harmonies, souligne
le plaisir complice que les deux compères ont à se couler
dans la perfection d'un récital admirablement bien préparé.
Le Nachtlied de Schumann, donné
en bis et en guise d'adieu au public, fut un modèle d'émotion
qui laissa le public muet d'admiration pendant de longues minutes, avant
qu'il n'ose rompre le charme de la musique pour réserver aux deux
artistes une chaleureuse ovation.
Jacques SCHMITT
Lire aussi :
Rencontre avec Bernarda
Fink