UNE TEMPÊTE
DANS UN VERRE DE CHIANTI
Un vieux proverbe lyrique dit : "Dans
le doute, abstiens-toi... de coproduire un spectacle avec la Scala de Milan".
Faute d'avoir suivi cet adage il y
a une quinzaine d'années, le Théâtre des Champs-Elysées
et le Royal Opera (déjà) s'étaient retrouvés
orphelins d'une production de Guillaume Tell : la mise en scène
de Ronconi, coproduite avec la Scala, ne tenait aucunement compte des dimensions
des deux autres théâtres qui furent obligés de trouver
d'urgence de nouveaux metteurs en scène (1).
Mêmes causes, mêmes effets.
Le Royal Opera avait choisi d'accueillir le spectacle conçu par
Hugo de Ana pour la Scala de Milan (et il est vraisemblable que ce choix
n'était pas pour rien dans le venue au Covent Garden de Riccardo
Muti, dont les apparitions hors d'Italie sont plutôt rares, sauf
pour les généreux japonais).
De manière prévisible,
il fallut adapter le décor aux dimensions de la salle, et les matériaux
aux règlements en vigueur.
Las, Hugo de Ana refusa toutes les
propositions d'aménagement proposées par le théâtre
londonien (2) et, de rage, le metteur
en scène italien demanda le retrait de son nom de l'affiche, entraînant
de facto le départ de Muti, le tout avec l'assentiment poli de la
Scala.
Bonhomme, la Scala s'est contentée
de souhaiter que sa prochaine coopération avec Londres puisse se
passer dans de meilleures conditions.
L'Opéra a alors fait appel
à son Directeur Musical Antonio Papano qui a accepté de sauver
le spectacle de la débâcle, annulant au passage un certain
nombre de ses concerts (d'autres mécontents en perspective).
Le résultat va largement au-delà
de nos espérances et le spectacle ne semble pas souffrir de cette
absence de préparation.
Intrigue improbable, caractères
monolithiques, scènes intimistes alternant avec des scènes
de foules, irruption de passages comiques au milieu d'un tissu hautement
dramatique... La Forza del destino est l'un des ouvrages de Verdi
les plus difficiles à mettre en oeuvre : malgré cela, le
chef d'orchestre américain réussit pleinement "à faire
prendre la mayonnaise", tout en imprimant une lecture personnelle à
l'ouvrage.
Cheval de bataille des concerts, l'ouverture
est une réussite malgré l'absence de recours aux effets faciles
: les différents motifs sont toujours joués conformément
à leur contexte dramatique ultérieur dans l'opéra.
Cette fidélité au texte
se retrouve à maintes reprises : ainsi des sonneries de trompettes
au début de l'acte I, jouées pianissimo et non, comme
habituellement, forte (elles annoncent l'heure du coucher).
Moins à l'aise dans les scènes
de foule, qui manquent de relief dynamique, le chef sait au global apporter
une cohérence musical au chef d'oeuvre de Verdi. Du bon travail
néanmoins.
Artiste relativement jeune, Salvatore
Licitra a été propulsé un peu rapidement sur le devant
de la scène dans la tempête médiatique qui suivit un
désistement inopiné de Luciano Pavarotti.
Les années actuelles sont certainement
les plus décisives pour sa carrière : il lui faut travailler
une technique vocale pas vraiment accomplie, tout en "chantant pour vivre",
ce qui n'est jamais sans impact sur les moyens naturels.
De fait, sa prestation m'a paru moins
impressionnante que celle de Turin, le chanteur
s'économisant visiblement pour enchaîner les duos "Solenne
In Quest'Ora" et "Sleale" (3).
Encore s'agit-il d'une "économie"
toute relative au regard du niveau de décibels offert !
Techniquement, le haut medium est
un peu mieux contrôlé qu'il y a quelques années, mais
c'est loin d'être parfait : le sicilien chante souvent un peu trop
haut.
Au global, Licitra reste néanmoins
un des meilleurs interprètes actuels du rôle (et peut-être
même le seul sur le circuit international) : profitons-en.
Ambrogio Maestri est également
un jeune chanteur dont la carrière internationale débute
et auquel on doit notamment un beau Falstaff sous la baguette de
Muti. A l'inverse de son compatriote, il est loin de convaincre dans cet
ouvrage.
Le volume laisse souvent à
désirer (il s'agit du volume vocal, car pour le physique c'est une
autre histoire). En première partie, ce colosse ne dispense d'ailleurs
qu'un filet de voix précautionneux, un peu nasillard ; seuls les
aigus, poussés, sont chantés forte (et pour cause
: il faut que ça sorte !).
Le baryton se réveille enfin
pour son morceau de résistance "Urna fatal del mio destino", débité
avec la puissance adéquate mais un débit uniforme. Comme
on pouvait s'y attendre de la part d'un artiste choisi par Muti, le chanteur
se dispense des aigus traditionnels.
Scéniquement, ce n'est pas
non plus la fête : on pense à un éléphant solitaire
attaché au mat d'un cirque et qui ne pourrait se déplacer
que de quelques mètres entre deux barrissements.
Les costumes ne l'avantagent pas vraiment,
notamment un immense pardessus, percé de sa petite tête, qui
rappelle les géants de L'Or du Rhin : l'effet est d'autant
plus frappant que Licitra, lui-même de petite taille, est affublé
d'un brushing "alla Siegfried".
Compte tenu de l'inexpérience
de cet artiste, nous lui accorderons pour cette fois le bénéfice
du doute.
Annoncée souffrante en lever
de rideau, Violeta Urmana ne semble pas trop pâtir de sa laryngite.
La voix est puissante, le timbre magnifique, les aigus lumineux et l'interprétation
raisonnablement convaincante (on ne va pas demander l'impossible non plus).
Toutefois, comparée aux voix
de Leontyne Price, Tebaldi ou Callas, celle d'Urmana manque vraiment de
largeur (toute proportion gardée, on pense à Freni dans l'enregistrement
Muti).
Si la chanteuse était soprano,
on lui conseillerait de se limiter à Aida ou à la
Léonore du Trouvère. Mais il s'agit d'un mezzo, superbe
dans la Léonore... de La Favorite !
Autant dire qu'on reste perplexe devant
le répertoire réel de cette artiste et, conséquemment
de son devenir.
Ces interrogations mises de côté,
nous apprécierons une des plus belles Leonora de ces 10 dernières
années.
Ferrucio Furlanetto campe un Padre
Guardanio de luxe. La voix semble épargnée par les ans, les
graves ayant même gagné en profondeur. Le legato est
parfait, l'interprétation sobre et juste. Son duo avec Leonora est
sans aucun doute le clou de la représentation.
Roberto de Candia incarne un Melitone,
drôle sans vulgarité, ne sacrifiant jamais la qualité
du chant à l'interprétation. Si seulement Ambrogio Maestri
pouvait s'en inspirer !
Ecrit pour un mezzo "à aigus",
le rôle de Preziosilla n'est certainement pas un cadeau ! Marie-Ange
Todorovitch s'en tire remarquablement bien (4)
: son abattage scénique et son physique en font une gitane particulièrement
savoureuse, non dépourvue d'un certain "chic".
Les seconds rôles sont bien tenus
: bien chantant, Brindley Sheratt tire ce qu'il peut du rôle particulièrement
sacrifié du Marquis de Calatrava ; moins bien chantant mais diablement
sonore, Peter Bronder réussit à se faire remarquer en muletier.
Il est difficile de voir ce qui objectivement
a pu choquer Hugo de Ana dans le spectacle monté par le Royal Opera
en se passant de ses services.
Le spectateur traditionaliste de base
se réjouira quant à lui de voir le livret traité à
la lettre, sans transposition incongrue, dans des décors spectaculaires
et de bon goût ; le lyricomane amateur de théâtre se
désespérera d'une production dinosaurienne, simple illustration
de l'action, tablant sur le tape-à-l'oeil et d'où toute direction
d'acteurs se révèle inexistante : Zeffirelli a son remplaçant
tout trouvé pour le Metropolitan !
L'un et l'autre conviendront que c'est
joli, mais qu'on s'ennuierait ferme, n'était la musique de Verdi.
On en regrettera d'autant l'absence
du Duce milanais, dont on sait à quel point il est capable de faire
des miracles avec des distributions contestables : confronté à
des chanteurs qu'il connaît bien dans une production de son répertoire,
il est probable qu'il aurait réussi à porter ce spectacle
à un autre niveau...
Placido CARREROTTI
___________
Notes
1.
Les voyageurs mélomanes purent ainsi bénéficier de
trois spectacles différents dans les trois théâtres
au lieu d'un seul ! La production de Pizzi pour Paris était d'ailleurs
de loin la plus belle.
2.
Peut-être Covent Garden ne s'est-il pas montré assez... convaincant
?
3.
"Sleale" est souvent coupé (parfois même au disque !) ou parfois
déplacé (au Metropolitan) de manière à laisser
un peu de temps aux interprètes pour se ressourcer.
4.
Pour les amateurs de performances, le premier aigu de "Al suon del tamburo"
est parfait et les deux suivants un peu plus discrets mais justes ; le
suraigu du "Rataplan", particulièrement traître dans une vocalise,
est également bien rendu.