Plus
que brillant : rutilant...
Sous la conduite vorace de Valery Gergiev,
son directeur général et artistique, le Mariinski termine
sur les rotules ses exécutions d'oeuvres russes dans la capitale
française. Et, il n'aura pas quitté Paris sans avoir montré
en prime - avec un résultat peu convaincant - ce qu'il sait faire
là où on l'attendait au tournant : Le Voyage à
Reims de Rossini !
Refusé par le comité
de lecture des théâtres impériaux, ce Boris Godounov,
première version, ne fut jamais donné du vivant du compositeur.
L'action est centrée sur le drame intérieur d'un Boris hanté
par le souvenir du meurtre du Tsarévitch, mal à l'aise sur
son trône usurpé ; les sept tableaux s'enchaînent sans
entracte en seulement deux heures et quinze minutes.
Du point de vue dramatique, les différences
avec la version de 1872 résident en l'absence des passages ajoutés
plus tard par Moussorgski pour mieux satisfaire les critères des
théâtres de l'époque. Ici, pas d'épisode du
carillon, pas de scène du perroquet, pas de petits jeux avec la
nourrice, pas d'excommunication de Grigori... Et manquent, surtout, le
grand acte polonais et les scènes de foules les plus spectaculaires.
L'opéra se termine par la mort de Boris, sans la scène de
la Forêt de Kromy, sans la grande révolte du peuple et sans
les prophéties de l'Innocent. Les dissemblances musicales sont également
nombreuses. Elles comprennent de subtiles modifications instrumentales
et mélodiques - ardues à identifier durant la représentation.
On a l'impression d'entendre une autre oeuvre : nettement plus épurée
et intériorisée.
Dans cette proposition du Mariinski,
la seule infidélité à la version d'origine sera l'importation
anticipée de la "chanson du canard" de l'aubergiste - un moment
de détente fort apprécié du public, mais appartenant
à la partition de 1872.
Créée à la Scala
de Milan, donnée notamment à Baden Baden et à Covent
Garden, cette production 2002 de Viktor Kramer - également metteur
en scène de théâtre et de grandes manifestations commémoratives
russes - se déploie joyeusement, et sans complexe. Chaque scène
est allègrement traitée dans un assemblage hétéroclite
d'imagerie russe stylisée et d'accessoires surdimensionnés,
relevant d'une esthétique proche des atmosphères futuristes,
mêlant fantasmagorie et goût douteux, efficacité et
prosaïsme. Les matières plastiques utilisées pour les
décors et surajoutées par endroits sur les vilains costumes
autorisent des surgissements d'effets de lumière violents, plus
ou moins bien venus. Si on accepte ce fantastique rétro premier
degré, citons parmi les réussites : les coupoles en plastique,
les mises en cage, les silhouettes impressionnantes des Boyards, la monstrueuse
araignée articulée qui descend du plafond. Selon ces codes
naïvement débridés, on verra défiler le couvent
de Novodiévitchi, la place des cathédrales au Kremlin, la
cellule de moine, l'auberge, les appartements du tsar, la cathédrale
Saint-Basile et, enfin, la douma des Boyards. Plusieurs épisodes,
comme les scènes de foule (en cordée, entassée sous
des spots de cinéma ridicules), et celle du couvent et celle de
l'auberge, sont bien peu convaincants. Alors que d'autres comme les hallucinations
et la mort de Boris ont une belle intensité dramatique.
© M.N Robert
La direction de Gergiev laisse parfois
pantois. Au début, avec le premier choeur peu en mesure, l'orchestre
semble peiner à prendre ses marques. Mais, très vite, sous
la conduite ardente du chef russe - même si elle semble, à
certains moments, un peu désordonnée - cordes, cuivres, percussions,
tous les pupitres répondent présents pour nous livrer la
musique de Moussorgski dans ses moindres détails et toute sa richesse
symphonique. Dans les passages où il y a peu d'instruments, chacun
se détache et sonne de manière très précise
pour faire entendre une voix qui répond, s'oppose ou se superpose
à celles des chanteurs.
Quoi qu'il en soit, on est frappé
par l'unité de style et la maîtrise technique de ces artistes
lyriques formés à l'école russe. Tous tiennent correctement
leur partie. Certains sont excellents. Dans le rôle-titre, le baryton
Evgueny Nikitin possède une voix bien timbrée et chaleureuse.
Il apporte au personnage de Boris une jeunesse qui lui confère une
certaine fragilité, le rendant en fin de compte plus touchant, plus
humain que d'habitude. Vladimir Ognovenko (un Varlaam déjà
entendu à l'ONP en 2002) est toujours aussi à l'aise dans
ce rôle qui paye. En Prince Chouïski, Alexeï Steblianko
fait bon usage de son timbre sombre, à la limite du déplaisant,
mais qui rend parfaitement le machiavélisme du personnage. Vladimir
Vaneev nous donne un magnifique Pimène, aussi bien sur le plan vocal
que dramatique. Parmi les autres chanteurs qu'on aimerait réentendre,
mentionnons : Irina Mataeva (Xenia) et Evgueny Akimov (l'Innocent).
Toutefois, ce qu'il faut saluer, incontestablement,
c'est la véritable complicité de tous ces artistes du Mariinski
- du chef d'orchestre aux plus modestes participants. Karacho !
Brigitte CORMIER