VOYAGE
AU BOUT DE L'ENNUI
Le marathon Gergiev se poursuit avec
cette nouvelle production de Boris Godounov dont le seul mérite
sera de nous faire découvrir la première tentative du compositeur.
Cette première version ne comporte
ni l'acte polonais ni la scène finale de la forêt de Kromy,
et diffère également de la version de 1872 par plusieurs
changements moins considérables. Plus ramassée, elle peut
séduire par sa relative brièveté ; mais sa construction
dramatique peut aussi sembler bancale : que nous importe de découvrir
Dimitri en première partie si nous ne l'entendons plus par la suite
; que vient faire la scène de genre de l'auberge, inutile digression
dans une version qui se concentre sur l'essentiel ? Etc.
Pratiquement sans Dimitri, sans Marina
et sans Rangoni, l'ouvrage repose donc essentiellement sur les épaules
de Boris. Et nous ne sommes pas gâtés avec celui d'Evgueny
Nikitin, baryton au timbre claire, manquant de charisme et de présence,
acteur générique et dont le seul mérite est de chanter
correctement malgré quelques aigus tendus (et un couac au passage)
: passant après quelques grands interprètes parisiens du
rôle (Ghiaurov, Burchuladze, Nesterenko, ou même Ramey en fin
de carrière), l'artiste est bien loin de faire le poids.
Vladimir Vaneev est également
un Pimène au timbre très clair, personnage sans mystère,
sans rayonnement, à mille lieues de ce que nous sommes en droit
d'attendre dans une production même simplement correcte.
Dans le rôle sacrifié
de Dimitri, Oleg Balachov a bien du mal à dompter un instrument
revêche où chaque aigu, poussé, sent l'effort : heureusement,
son intervention est de courte durée.
Alexeï Steblianko n'a pas la plus
belle voix du monde ; en revanche, il sait camper un Chouiski inquiétant
et maléfique auquel son timbre barytonnant convient à merveille.
Dans cet ouvrage où les femmes
ne comptent pas, Maria Grotsevskaya est une excellente Fiodor, un rôle
qu'on n'a pas si souvent l'habitude d'entendre bien chanté et avec
de vrais moyens.
Finalement, c'est l'Andreï Tchelkalov
de Vassily Gerello qui domine largement le plateau : prestance dramatique
et vocale s'allient pour notre plus grand bonheur. Hélas, ces interventions
restent anecdotiques.
Longtemps connu pour ses productions
poussiéreuses, le Mariinski s'essaie à la modernité.
Le résultat nous ferait presque regretter la période stalinienne,
fastueuse en comparaison. Costumes de fêtes taillés dans des
sacs poubelles (on dirait du rebut du défilé de Jean Paul
Goude pour les commémorations de 1989) ; boyards travestis en quilles
géantes en latex ; éclairages psychédéliques
(ah ! le vert pomme et le rouge vif du palais tout droit sortis des films
de science-fiction des années 60 !) ; et pour couronner le tout
(si j'ose dire), une araignée géante articulée qui
descend des cintres pour étreindre Boris de ses petites pattes métalliques
et poilues (1)...
La direction d'acteurs est classique
et quelques idées originales (un corset métallique géant
qui sert de manteau-prison à Boris, par exemple) ne font pas une
mise en scène.
Les choeurs ne sont pas à la
fête. Peu audibles en première partie (mais peut-être
à cause d'un rideau de scène levé à moitié
pour faire "genre"), ces piètres acteurs ont du mal à chanter
et à marcher en même temps.
Après un Nez
atypique et un Tristan décevant,
on pouvait espérer retrouver Valery Gergiev au sommet de sa forme
dans un ouvrage qu'il connaît bien. Sa direction très épurée,
peu dramatique, ne convainc guère, d'autant que les pupitres flottent
un peu et qu'aucun détail de l'orchestration n'est particulièrement
mis en valeur (un comble vu la richesse de celle-ci !).
On pourra trouver ce jugement sévère
: je rappelle que nous ne sommes pas ici dans un théâtre pauvre
et qui essaie de faire de son mieux pour proposer un spectacle correct.
A 150 € la place d'orchestre,
72 € celle d'amphithéâtre de _ (cherchez l'erreur) ou
32 € la place sans visibilité (une bénédiction
en l'occurrence...), on est en droit d'attendre un spectacle de haut niveau
et non un bricolage misérable, des interprètes médiocres
et un chef (sur la notoriété duquel tout repose) courant
entre deux cachetons.
A trop tirer sur la corde, il n'est
pas certain que ce stakhanovisme musical face longtemps recette.
Placido CARERROTTI
Notes
1. Les lacaniens se
perdent en conjectures : s'agit-il de nous faire comprendre que Boris a
une araignée dans le plafond ou que c'est Dimitri qui dorénavant
est appelé "à régner" ?